Dimanche 03 novembre 2013
La Sonatrach, première société africaine, douzième groupe
pétrolier mondial, 30 % du PNB algérien, fort de ses 41 000 employés
(120 000 avec les filiales), envoie un message au monde entier : ses
ingénieurs viennent de découvrir un immense gisement à Amguid Messaoud
(120 km de Hassi Messaoud, centre pétro-névralgique du pays et plus gros
gisement d’Afrique), estimé à 1,3 milliard de barils. Le tarif du baril
(160 litres de brut, qui donnent 67 litres raffinés) est actuellement
de 95 dollars, et va forcément grimper dans les vingt prochaines années.
N’oublions pas les coûts d’extraction, qui augmentent évidemment avec
la difficulté, comme c’est le cas avec ce nouveau gisement, moins
accessible que les précédents.
Le peuple algérien sait qu’il ne profitera pas de cette richesse souterraine.
Un pays riche rempli de pauvres
Pourtant, le pays dispose de 40 mois de réserves pour ce qui concerne
les importations, qui assurent l’essentiel de la consommation du pays.
C’est-à-dire que le pays n’arrive pas à produire ce qu’il consomme, et
qu’il utilise ses pétrodollars pour faire ses courses. Au lieu d’équiper
le pays, comme Boumédiène l’a tenté dans les années 70 (expérience
socialiste). Que s’est-il passé ? Comment un pays peut-il être si riche
(173 tonnes d’or, 200 milliards de dollars de réserves… placés à 80 % en
bons du Trésor américain ou obligations européennes... et qui
rapportent 4 milliards par an au pays) et ses citoyens si pauvres ?
La consommation intérieure par habitant en 2007 est inférieure à
celle de 1985, avec des revenus pétroliers croissants ! Le revenu par
habitant passe de 2 500 dollars par an en 1990 à 1 500 dollars en 2001.
Bien sûr, chacun sait que l’élite, certains disent la mafia, à la tête
du pays, capte une partie de cette richesse et que la redistribution est
mal assurée, les généraux lâchant du lest quand le peuple commence à
s’énerver.
La consommation de viande, poulet et poisson en kilos par habitant en
Algérie (29), est inférieure à celle des Tunisiens (35), des Marocains,
ou des Égyptiens, qui ne bénéficient même pas de rente pétrolière !
Et si le pétrole avait freiné le développement de l’Algérie ?
Question que nous avons posée à Hocine Malti, auteur d’une excellente Histoire secrète du pétrole algérien,
sans obtenir de réponse. Revenons justement sur cette histoire…
cruelle. Comme si le pétrole, miracle pour la Révolution (la Sonatrach
est créée un an après 1962), s’était transformé en poison national. En
boulet pour le peuple. Avec la violence du contraste entre une élite
opulente et un peuple au bord de la crise de nerfs.

Avant 1962, ce sont les compagnies françaises, d’État ou privées, les
ancêtres de Total et d’Elf, qui exploitent le pétrole algérien. Le gaz
ne compte pas, on le brûle, la crise du pétrole ne l’ayant pas encore
valorisé. La guerre de libération, qui dure de 1954 à 1962, n’empêche
pas les compagnies françaises de travailler. D’ailleurs, des contrats
d’État à État bien ficelés par les Français feront qu’elles continueront
à pomper le sous-sol algérien jusqu’au début des années 70. Tout en
reversant un pourcentage des bénéfices au gouvernement algérien. Ce
n’est qu’en 1971 que Boumédiène va brusquement nationaliser toutes les
sociétés pétrolières, chasser les Français, tout en les indemnisant. Les
Français n’aideront pas les Algériens, qui devront former leurs propres
cadres sur le tas. Un tour de force qui sera applaudi par toute la
planète non-alignée. La Sonatrach, dont le logo a été dessiné par Siné,
compagnon de route du FLN, sera la première société nationalisée
du « tiers monde » à s’émanciper de ses anciens maîtres… à l’exception
des spécialistes du forage, venus des États-Unis, et plus précisément du
Texas, prélude à de secrets et durables liens avec le lobby
militaro-industriel américain. Un jeu antifrançais très au goût des
Américains. Mais un jeu à risque, selon Malti :
« Cette politique, qui consistait à attirer les compagnies pétrolières
américaines vers l’Algérie afin de sortir du face-à-face avec la France,
évoluera, en raison de la soif de pouvoir et du désir d’enrichissement
personnel de la classe dirigeante, vers une mainmise croissante des
firmes américaines sur le pétrole algérien. Puis viendra le temps de la
compromission totale, de la collaboration avec les officines de
renseignement et avec le lobby militaro-industriel américains, qui
entraîneront le pays vers le gouffre au fond duquel il se trouve
aujourd’hui. »
Boumédiène est mort, vive la corruption
On ne peut pas parler du pétrole algérien sans évoquer le clan qui a
mis la main dessus. Le colonel Boumédiène a tenu le pays d’une main de
fer jusqu’en 1978, date de sa mort à 46 ans, naturelle ou pas, le débat
n’est pas clos. Pragmatique, Houari tolérait une certaine
corruption, inévitable dans un pays pas encore structuré, mais c’est
après lui que la corruption d’État, sous Bendjedid, s’est déchaînée. Le
pays a alors rétropédalé, du point de vue indépendance, et les deux
chocs pétroliers, qui avaient multiplié par dix les revenus pétroliers,
n’ont pas bénéficié au peuple.
Pire : chaque baisse des prix du pétrole, malgré l’OPEP, contrée par
l’AIE, montée pour l’occasion (l’Agence internationale de l’énergie est
un plan anti-OPEP des Américains, sous la houlette de Kissinger), comme
celle de 1988 (chute à 10 dollars le baril), provoquant de violentes
tensions sociales. Mort pauvre, avec moins de 700 dinars sur son compte,
Boumédiène disparaît avec une époque : celle de la pureté
révolutionnaire. La suivante, la décennie 80, sera celle du gavage des
généraux et du DRS, ex-sécurité militaire (SM la bien nommée). Et du
désastre.
En juillet 2013, l’Algérie est classée 105e pays sur 107 pour la corruption par le baromètre Transparency International.
Insécurité militaire
Chadli Bendjedid, le choix des généraux (selon eux un mou qui
délègue), nouveau président algérien, crée en 1980 une Cour des comptes
calquée sur la nôtre, qui établit que Bouteflika, ministre des Affaires
étrangères pendant quinze ans, a piqué 60 millions de francs au pays,
placés sur des comptes en Suisse. Pour sa défense, Bouteflika s’enfuit.
Et revient sept ans plus tard, avec l’imprimatur de Belkheir, le vrai
maître du pays, et de sa clique, largement plus corrompus que lui.
Les années 80 en Algérie sont paradoxales : le niveau de vie
s’améliore, mais en trompe-l’œil. La réforme économique de Chadli
désarçonne les grandes sociétés publiques, et les produits « made in Algeria »
sont peu à peu remplacés par des importations. La production nationale
chute, mais les étals sont pleins, les fruits reviennent, le peuple
croit bénéficier du robinet de la richesse pétrolière, qui coule à
flots. En réalité, le pays est sauvé par l’explosion du prix du pétrole,
en restant à la merci de la moindre baisse. La gestion calamiteuse de
l’économie produit chômage et pauvreté, essor des trafics, la corruption
devenant, à tous les niveaux, le seul moyen de s’en sortir. Comme le
dit Hocine Malti, la conjonction de quatre éléments produit la
catastrophe annoncée : dégringolade des prix du pétrole, augmentation
exponentielle des dépenses, remboursement de crédits bancaires lourds,
et absence d’investissements productifs.
« L’Algérie a mangé son pain blanc en quelques années. De l’opulence
en 1980, elle tombe dans la cessation de paiements en 1988. »
Le peuple, variable d’ajustement du pouvoir
Politiquement, les luttes internes au pouvoir entre le Président, le
Premier ministre Brahimi, l’ex-ministre du pétrole Abdesselam, et
Messaadia, l’incarnation du FLN, contestant le pouvoir de Belkheir, qui
se prenait pour « le Dieu de l’Algérie », poussent ce dernier à
un dangereux calcul : afin d’affaiblir Chadli, et obtenir la tête de
Messaadia, il organise – tenant avec ses subsides les circuits
d’importation des biens de première nécessité – la pénurie de biens de
consommation de 1988, qui provoque les émeutes que l’on sait.
Férocement
réprimées, elles feront cinq cents morts. Et grillent le pouvoir
officiel. Mais le feu politique des apprentis sorciers se transforme en
véritable incendie social, et en revendication démocratique. Les clans
opposés s’accusent alors, par médias interposés, d’être responsables du
soulèvement. Le pays sombre dans la guerre civile, lorsque le résultat
des élections de décembre 1991, la victoire du FIS, est bafoué par les
généraux. Qui sortent alors de l’obscurité, confirmant qu’ils détiennent
le pouvoir depuis dix ans.
Ils ne reculeront devant rien : Boudiaf est assassiné,
essentiellement à cause de l’enquête qu’il lance sur les fortunes
accumulées par ceux qui l’ont amené au pouvoir, les généraux
« janviéristes ». Le coup d’État de janvier 1992 est aussi le point de
départ de la mise sous tutelle de la Sonatrach. Après de sombres luttes,
la société « nationale » finit par tomber dans l’escarcelle du DRS.
L’argent détourné est alors utilisé pour toutes les opérations
spéciales, comme l’achat d’opposants ou de chefs de groupes. Ou la
corruption de partis politiques français.
L’Algérie sous pression américaine
Dix ans plus tard, la guerre est « gagnée ». Au prix de soixante
mille morts, officiellement, plus de cent mille officieusement, sans
compter les disparus. Les GIA sont pilonnés, ou « retournés » par le
DRS, et l’Armée islamique du Salut s’est rendue. Les généraux tiennent
le pays, qu’ils pillent d’une main de fer. Et curieusement,
l’antiaméricanisme de façade se lézarde, même si l’Algérie mène le
combat anti-impérialiste depuis les années 60, de par ses relations avec
les non-alignés (Vietnam).
« Nous devrons déblayer le terrain pour les entreprises américaines
présentes à l’étranger et faire en sorte que les barrières au commerce
et à l’investissement soient réduites. » (Source NEPDG)
En mai 2001, l’accession de George W. Bush au pouvoir bouleverse les relations internationales. Une étude américaine, le Report of the national Energy Policy Development Group ,
fait prendre conscience aux Américains de leur dépendance énergétique,
produit des chocs pétroliers successifs, et de la limite des réserves
nationales. Conclusion du NEPDG : si ce déficit énergétique perdurait,
« il porterait inévitablement atteinte à notre économie, notre niveau de vie et notre sécurité nationale ».
Sécurité nationale, le mot magique. Mais aussi tragique. Le
vice-président Dick Cheney est à la manœuvre.
La politique « choisie »
par Bush (en réalité il est engagé pour appliquer cette option) va
engager les États-Unis sur vingt ans : ils doivent sécuriser, à tout
prix, leur approvisionnement énergétique. Le 11 Septembre est lancé,
l’invasion de l’Afghanistan, puis de l’Irak, et ça continue. Une
décennie de guerres pour le pétrole, le gaz, les pipe-lines, et contre
les nations qui résistent. Bush est l’instrument du lobby texan
militaro-industriel, relayé par les faucons de Washington, qui dicte sa
loi.

« Les néo-conservateurs de la Maison Blanche décidèrent alors que
tous les moyens, politiques, diplomatiques, économiques ou militaires,
légaux ou illégaux, devaient être mis en œuvre pour remédier à la
situation. Le NEPDG proposait également de moduler les relations des
États-Unis avec les pays producteurs de pétrole en fonction de leur
situation politique. Et il recommandait les lignes générales de la
politique à adopter vis-à-vis des grandes régions pétrolifères du monde,
qui permettrait aux grandes compagnies pétrolières américaines de s’y
installer durablement. Il appartiendrait alors au Président et à son
exécutif de programmer les actions indispensables afin d’aider le
compagnies à pénétrer ces zones et de prévoir les moyens humains et
matériels nécessaires à l’État fédéral pour protéger leurs intérêts. »
(Hocine Malti)
Le rapport avec l’Algérie ? Il arrive. Malti rappelle qu’en septembre
2002, le secrétaire d’État adjoint au commerce américain, Samuel
Bodmann, déclare à Alger :
« L’ouverture du secteur énergétique algérien au capital étranger,
aux entreprises pétrolières américaines en particulier, ouvrirait des
perspectives de coopération plus importantes, y compris dans le domaine
de la technologie militaire et de la défense. »
Réponse de Bouteflika dans le Washington Post du 22 novembre 2002 :
« L’Algérie ambitionne de devenir le premier producteur de pétrole du
continent africain et d’assurer ainsi aux États-Unis la sécurité
énergétique supplémentaire dont ils ont besoin. »
Banana Theory
Mais l’amour déclaré de l’Algérie aux États-Unis ne s’arrête pas à la
livraison de pétrole. Il se poursuit dans le renseignement. La Sécurité
militaire détient des infos de premier ordre sur les milieux
islamistes, qu’elle a commencé à infiltrer au milieu des années 80, ce
qui lui permettra de manipuler certains GIA à partir de 1992. Des agents
algériens nouent même des relations avec des Talibans (en lutte contre
les Soviétiques) et la (très) nébuleuse Al-Qaïda. Informations
précieuses qui font saliver la CIA. Pourquoi servir la soupe aux
Américains, demandent les esprits naïfs ? Bouteflika, enfin porté au
pouvoir par les généraux, après de longues tractations (il se révèlera
moins manipulable que Bendjedid), a été mal élu. La veille du scrutin,
les généraux s’arrangent pour que les autres candidats se retirent… Un
déficit de légitimité nationale que Bouteflika soignera par une
légitimité internationale, à savoir l’appui des États-Unis… qui ne
demandaient pas mieux… pétrolement parlant ! Sans compter que le nouveau président algérien avait besoin de blanchir ses actions passées.
Renvoi d’ascenseur immédiat des Yankees : GIA et GSPC sont inclus
dans la liste des organisations terroristes internationales. Même si,
comme le souligne Malti, les GIA étaient pour l’essentiel une création
du DRS et que le GSPC n’avait aucun lien avec Al-Qaïda !
Malti confirme en passant que les généraux étaient bien derrière les
attentats des « GIA » en France, afin d’obtenir un soutien international
contre le FIS et freiner les organisations humanitaires sur le
mode : « Nous sommes la première ligne de défense de l’Occident face au
péril vert. »
Halliburton, DRS et CIA
La souveraineté nationale, arrachée de haute lutte par le FLN
(neutralisé par le pouvoir), puis consolidée par Boumédiène, est foulée
aux pieds : le gouvernement algérien autorise les grandes sociétés
pétrolières américaines (Exxon, Texaco), qui lorgnaient déjà sur le
Sahel et le pétrole tchadien (en poussant les méchants Français dehors),
non seulement à extraire, mais à posséder le pétrole en sous-sol. L’US
Army, logiquement, suit les multinationales, et vient « sécuriser » les
régions intéressantes. Comme par hasard, Al-Qaïda, battue en
Afghanistan, se réinstalle dans la banane africaine reliant la
Mauritanie à l’Érythrée. C’est la Pan Sahel Initiative. Et si cette implantation peut aussi servir à limiter l’influence chinoise… c’est d’une pierre trois coups !
Et là, on rentre dans la heavy magouille : la société KBR, bras armé
de Halliburton (présidée par Dick Cheney) en Algérie, crée une filiale
commune avec les Algériens, baptisée BRC (Brown & Root Condor), qui
gèrera plus de 13 milliards de dollars d’affaires obscures jusqu’à sa
dissolution en 2007. Le pétrole gicle, les dollars pleuvent, les infos
circulent. Matérialisation de cette collaboration au plus haut niveau,
la création d’une base militaire américaine discrète dans le sud du pays
en 2002, dans le dos du peuple algérien. Les Américains conservent
d’ailleurs toujours un droit d’atterrissage à Tamanrasset…
Boumédiène, le pur (mais aussi le dur), se retourne encore dans sa
tombe.
La Sonatrach devient l’outil politico-financier des puissants.
Bouteflika, habitué des pompages, y puise 100 millions de dollars pour
sa campagne de réélection de 2009. Plus grave : selon Malti, entre 2004
et 2009, les prix du baril grimpent jusqu’à 150 dollars, or le budget de
l’Algérie est établi sur la base d’un baril à 19 dollars$. Du coup,
85 % des recettes pétrolières n’apparaissent plus dans les comptes de
l’État !
Le Mouvement algérien des officiers libres, très remonté contre
Belkheir, qu’il accuse de trahison et d’imposture, parle de 60 milliards
de dollars évaporés.

Rappelons toutefois que les relations souterraines entre États-Unis
et Algérie datent d’avant Bouteflika : Messaoud Zeggar, compagnon (et
trafiquant) d’armes de Boumédiène, était son go between en
Amérique. L’antiaméricanisme officiel cachant un véritable lobbying
algérien au plus haut niveau du pouvoir américain. Zeggar était en effet
très introduit chez les Kennedy, auprès du président de la Chase
Manhattan Bank, ou de Nelson Rockefeller, gouverneur de la ville de New
York. Un bâton que Bouteflika, rompu aux relations internationales,
reprendra. Coulé par Belkheir, Zeggar sera accusé d’avoir vendu
l’Algérie aux Américains… et d’être un agent de la CIA. Cela permettra à
Belkheir de récupérer ses réseaux et de mettre la main sur les comptes
du FLN à l’étranger…
Conséquence de ces conflits d’intérêts et de ces politiques à courte
vue : l’Algérie, pays producteur de gaz et pétrole, à cause de sa sous
capacité de raffinage, doit en importer pendant hiver 2011-2012 !
Conclusion de l’auteur :
« Il est vrai que les Algériens ont vécu leur printemps en octobre
1988 et que, au prix de plus de cinq cents morts, ils avaient alors
réussi à briser le carcan du parti unique, à imposer la liberté
d’expression, la liberté de la presse et la tenue d’élections libres.
Depuis, le régime a repris la situation en main. Après avoir destitué en
janvier 1992 le président de la République qui avait concédé ces
avancées démocratiques, les chefs de l’armée et du DRS ont, au nom de la
lutte contre le terrorisme, fermé tous les espaces de liberté qui
s’étaient créés et déchaîné un terrorisme d’État qui a fait des dizaines
de milliers de morts. Ils ont noyauté et manipulé les partis politiques
qui avaient vu le jour au lendemain du 5 octobre 1988, tant et si bien
que l’émeute est devenue depuis le seul moyen d’expression dont dispose
la population. »
La révolution algérienne n’est pas terminée.
Par la rédaction d’E&R
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