samedi 11 août 2012
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Une politique sécuritaire basée sur la prévention et...
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«Aussi
longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en
respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est
guerre de chacun contre chacun.»
Thomas Hobbes, Léviathan
L’histoire nous a appris que l’humanité n’a pu, ne peut et ne pourra
osciller lamentablement qu’entre deux états : l’état de nature, ère de
servitude où l’homme se livre lui-même en otage à ses pulsions et à ses
passions, sombre période où chacun agit, selon sa propre volonté, usant de tous
les expédients qui lui paraissent convenir aux buts qu’il recherche. Il est
inutile de rappeler que cet état originel et primitif est indigne de l’homme,
car c’est un état de guerre permanente, une guerre, comme disait Hobbes «de
chacun contre chacun». Cette violence et ce chaos insupportables, en-dehors
d’une autorité consentie, respectée et crainte par tous, ont poussé les hommes
à opter pour la seule échappatoire possible : l’Etat de droit. Cette violence
originelle et chaotique, cette instabilité et insécurité permanentes inhérentes
à cet «état de nature» ont poussé les hommes à repenser à réorganiser leur vie
commune sous le règne d’une seule et même autorité qu’eux-mêmes choisiraient
pour agir en leur nom et représenter leurs intérêts. Une autorité qui aura la
légitimité et surtout la force nécessaire pour assujettir légalement tout le
monde et pour le bien de tous.
«Les hommes ont inventé l’Etat pour ne pas obéir aux hommes», dira Burdeau,
et faudrait-il ajouter pour que les uns ne puissent pas se soumettre à
l’arbitraire terrifiant des autres. Et c’est ainsi que la notion de «volonté
générale» ou de «contrat social» est née. Rousseau la résumera ainsi : «Une
forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé.» Bien entendu, cette
nouvelle forme du «vivre ensemble», à laquelle tout le monde y consent, suppose
une forme «d’aliénation» positive. Désormais, et condition sine qua non à ce
pacte social, «chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance
sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps
chaque membre comme partie indivisible du tout».
Jusque-là, les choses paraissent cohérentes, convenables, pour tout un
chacun, puisque cet «état de droit» est né pour garantir et protéger l’intérêt
de tous. Néanmoins, tout le monde sera tenté par la suite d’oublier qu’en se
dessaisissant de nos «volontés particulières» égocentriques et belliqueuses au
profit d’une «volonté générale» plus protectrice, on a forcément mandaté cette
autorité qui parle et agit au nom de tous du monopole à user de la violence
pour assurer notre bien-être même lorsque celui-ci n’arrive pas à se réaliser
pour diverses raisons. «L’Etat ne peut donc exister qu’à la condition que les
hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les
dominateurs.» (Max Weber)
Cet état de droit ne peut se réaliser que si «les gouvernants qui reçoivent
la compétence pour gérer les affaires publiques, détiennent le pouvoir et
la force coercitive» et que si «la puissance étatique qui est la force,
l’énergie du pouvoir institutionnalisé, influe sur le comportement du groupe de
manière à obtenir de lui qu’il se soumette à l’idée de droit formulé par le
souverain». (Burdeau)
Coercition, soumission, obéissance, modulation des comportements, tels sont les
mots-clés et la panacée d’une paix sociale. «S’il n’existait que des
structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’Etat
aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle au sens propre
du terme, l’anarchie. La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de
L’Etat, cela ne fait aucun doute, mais elle est son moyen spécifique.»
(M. Weber). Si l’Etat a acquis légalement ce droit et ce monopole d’utiliser
une violence qui ne peut être que légitime, il arrive souvent de voir que
d’autres agents viennent à lui disputer ce droit et cet usage. Essentiellement
antinomiques, ces deux états (de nature/de droit) ne peuvent pas et ne doivent
pas coexister. Du moins, c’est ce qu’il semblait être jusqu’à ce que émergent
face à l’Etat ou parallèlement à l’Etat une, voire plusieurs formes de
violences qui amenuisent et remettent en cause chaque jour cette
souveraine, pleine et intégrale puissance étatique.
On est passé de l’utilisation de la violence (légitime de l’Etat) pour la
préservation de l’intérêt général au recours à la violence ou aux
violences multiples (violences urbaines, délinquances, incivilités…) pour la
satisfaction d’intérêts particuliers ou tout simplement comme moyen
d’expression. Certains spécialistes, faisant l’économie d’analyses plus
approfondies, imputent au terrorisme qui a sévi pendant la décennie noire la
cause de toute cette violence qui nous assiège quotidiennement. Ni la France ni
les Etats-Unis n’ont pourtant connu de terrorisme, et c’est d’ailleurs bien là
que les affrontements les plus violents ont eu lieu entre des populations
civiles et les forces de l’ordre ou l’Etat. Combien il est aisé de tout mettre
sur le dos du terrorisme, cela permet d’exonérer tout le monde et de considérer
les déviances actuelles comme résultante fatale, inexorable et tout à fait
naturelle d’où précisément notre inclination à justifier et tolérer par la
suite la propagation de cette anomalie sociétale et à agir en conséquence avec
plus d’indulgence et de laxisme vis-à-vis des auteurs de ces faits hautement
répréhensibles.
En réalité, la pusillanimité de l’Etat est davantage déterminée par des
considérations politico-politiciennes. Quant au système judiciaire et pénal,
lui aussi, est amené à circonscrire considérablement son champ d’intervention
et amenuiser sa force répressive et punitive faute de pouvoir ou de vouloir
conférer à tous ces actes déviants l’incrimination et le châtiment qui leur
convient sinon l’engagement d’autres thérapies ou politique plus constructives
et porteuses de paix sociale.
Depuis déjà une décennie, nous voyons lamentablement se substituer à la
violence terroriste d’autres formes de déviances non moins dommageables pour le
corps social et notamment lorsqu’il s’avère délicat sinon difficile de
légaliser les ripostes nécessairement violentes, les mêmes que celles qui ont
prévalu lors de la décennie noire. Un bus de transport urbain vient d’être
assiégé ces jours-ci à Mostaganem, ses passagers ont été détroussés, cela s’est
passé en plein Ramadhan, en plein jour et en pleine ville. Les Mostaganémois,
les victimes surtout, ahuris et terrifiés, sont confrontés pour la première fois
à une forme de violence qui était pourtant là depuis déjà bien longtemps,
latente et à l’affût du moment propice. Certaines parties de la ville
deviennent «zones interdites» à cause des batailles rangées qui s’y
déroulent où tout simplement à cause des dangers potentiels qu’elles
représentent ou de la peur qu’elles suscitent. Au lieu de piété, de compassion
et de don de soi, ce mois sacré est devenu par excellence le mois de tous les
abus, de toutes les dérives, de toutes les anomies. Islam ! Vous avez bien dit
Islam ?
Déjà, l’année passée, et pendant le mois de Ramadhan, cette même ville fut
le théâtre de batailles rangées mémorables. Le journal Réflexion du 25 août
2011 narre cette épopée médiévale : «Affûtez vos sabres, on revient au
Moyen-Age.» Ces événements et cette terreur ne sont pas des faits inédits ni
des aberrations propres à une région particulière. Des chroniques similaires
sont le lot quotidien des Algériens depuis une bonne décennie. Normalisée,
banalisée, cette violence devient omnipuissante et menace tout le monde.
Aujourd’hui proéminente, scandaleuse et trop ostensible pour être tue et
ignorée, elle n’est que la manifestation paroxystique d’une violence bien
enracinée dans nos mœurs et que l’Etat feint d’ignorer.
En 2002, la criminalité (débauche, proxénétisme et meurtres) font main basse
à Bordj El Kiffan. Tout le monde fait son beurre jusqu’au jour où une
expédition punitive procède à l’incinération de cinq dancings. Les uns comme
les autres accusent avec virulence le laxisme de l’Etat. (El Watan du 24
juillet 2002). En 2006, un reportage effectué par le journaliste Mustapha
Benfodhil narre la terreur qui pétrifiait les Algérois (vols de portables, de
bijoux, de portefeuilles) même en plein Ramadhan. (Quotidien Liberté du 16
octobre 2006). Le journal El Khabar du 7 septembre 2010 rapporte le quotidien
d’une autre ville «Annaba sous l’emprise de porteurs de sabres et de couteaux».
Depuis quelques années, à Tébessa, les contrebandiers mènent la vie dure aux
douaniers et aux gendarmes : courses poursuites et accrochages avec attaque du
parc douanier et autres actes subversifs. Les forces de l’ordre se malmènent
comme des diables pour préserver la puissance étatique et sauver leur peau en
même temps. En 2010 «une centaine d’individus ont attaqué, dans la nuit du
lundi à mardi, l’hôpital de Tébessa pour récupérer en force un contrebandier
arrêté quelques heures auparavant par une patrouille». Ces faits ont été
relatés par le journal El Watan du 13 novembre 2010.
Toujours en 2011, la guerre des gangs fait rage à Alger et installe un
climat de terreur. Bab El Oued se révolte et les riverains descendent dans la
rue. «L’absence de l’Etat est une insulte à notre égard», vocifèrent les
victimes. (El Watan du 24 juillet 2011). Une enquête menée par le même journal
essaye de faire la lumière sur ce phénomène que «les services de sécurité
tentent de démystifier» et sur lequel, bien entendu, ergotent nos doctorants en
criminologie pour savoir quelle sémantique coller à ces «déviances sociales»
(violence urbaine, délinquance, criminalité, guerre des gangs ?) (Alger sous
l’emprise des bandes rivales, El Watan du mercredi 10 août 2011). septembre
2011, la Madrague, à Alger, vivra une nuit de terreur, suite à une campagne
punitive orchestrée par une bande de forcenés qui, sous le prétexte de venger
un des leurs, saccagent tout sur leur passage ; magasins, restaurants, voitures
et profitent pour détrousser passants, touristes et automobilistes.
Oran. Ramadhan 2011. Les commerçants de gros entament une grève et manifestent
sur la place Bendaoud pour interpeller les pouvoirs publics sur les exactions
qu’ils subissaient quotidiennement par des bandes criminelles qui portent à la
fois atteinte aux activités commerciales et à la sécurité des biens et des
clients.
Juillet 2012. Les habitants de la cité Aïn Melha, dans la banlieue sud d’Alger,
vivront une nuit d’enfer. Pillage, saccage, vandalisme pendant que l’Etat
regarde ailleurs. «La seule casquette qui se hasarde ici c’est celle du
facteur», ironisera un locataire. (El Watan du 3 juillet 2012). Hélas, il
faudrait toute une encyclopédie pour égrener ces faits ignobles et révoltants
que pas un jour la presse n’en fait écho depuis dix ans. Si l’intérieur de nos
centres urbains est devenu un véritable cloaque, nos autoroutes quant à elles
n’ont pas été épargnées par ces razzias ; le tronçon Réghaïa-Boudouaou est
devenu pour un certain temps assez célèbre par les agressions qu’automobilistes
et passagers de bus subissaient effrontément chaque jour dans l’impunité la
plus totale.
Parfois, les embuscades s’effectuaient à quelque 10 m d’un barrage de
gendarmerie. Cette folie et cette audace nous rappellent étrangement le
caractère suicidaire ou rassuré qui prévalait chez nos terroristes il n’y a pas
longtemps. Le tronçon de l’autoroute Est-Ouest (Aïn-Defla-Relizane) a également
permis à une bande de dégénérés de semer la terreur avant que les forces de
l’ordre daignent les appréhender pour permettre à la civilisation de suivre son
cours, car que serait le pays si le réseau routier tombait entre les mains de
criminels qui ont fini par créer un péage propre à eux ou à s’initier eux aussi
dans la dîme révolutionnaire.
Les choses deviennent davantage inquiétantes, car si cette «violence
légitime de l’Etat» censée submerger et étouffer toutes les autres violences
pour notre salut à tous semble complètement décharnée et nulle, si cette
«puissance étatique» qui devait influer sur nos comportements de manière à
obtenir une «soumission» semble s’essouffler, la religion ne semble pas pour autant
avoir des effets moralement dissuasifs ou coercitifs au point de constituer cet
autre rempart à nos pulsions dévastatrices. Que restera-il donc pour empêcher
justement que «l’homme ne devienne un loup pour l’homme».
Bien évidemment, et pour rationaliser, dépassionner le débat et minimiser
l’ampleur de ce phénomène qui d’ailleurs n’épargne aucun pays, même les plus
civilisés, on dira à propos de ces escadrons de la mort que ce ne sont pas des
gangs au sens sociologique ou juridique du terme, des gangs qui s’adonnent de
manière régulière et organisée à des activités criminelles. Ce seraient plutôt
des communautés de quartier ou des groupes fédérés par des affinités
aléatoires. Néanmoins, ces bandes (quelle que soit la définition juridique,
sociologique ou anthropologique qu’on s’amuserait à leur coller pendant que la
population se consume de terreur dans l’indifférence la plus totale) disposent
de cette capacité extraordinaire à se coaliser spontanément et à
constituer le temps éphémère du «projet» qui les assemble (bataille
rangée, campagne punitive, actes de brigandages sporadiques…) une force de
désordre et de subversion qui présente de sérieux dangers pour la sécurité
publique et la paix sociale.
L’insécurité comme la sécurité ne se mesurent pas au sang des victimes
innocentes qui coulera dans les caniveaux ni à cette proportion dérisoire
d’arrestations que les services de sécurité affichent chaque année. L’Algérien
ne se plaint plus, sachant que l’Etat ne raffole que du flagrant délit. Des
centaines d’affaires liées aux «crimes et délits contre les personnes et
les biens» ne seront jamais élucidées et leurs auteurs continueront à
caracoler librement jusqu’au jour où un mauvais sort les happera ailleurs.
L’Etat est rarement là où le crime sévit. Une politique sécuritaire basée sur
la prévention et la prospective, sur la proximité et le renseignement, sur le
redéploiement et la reconquête de ces zones de non-droit, toutes ces procédures
bourgeoises ne sont pas encore à l’ordre du jour. L’Algérien en fait peut-être
tout un ramdam pour des peccadilles dont souffrent tous les pays du monde.
L’esprit arabe rompu à toutes les formes de violence (verbales, physiques,
politiques, dialectiques) aura du mal à reconnaitre ce «seuil de tolérance
zéro» qui l’incitera enfin un jour à manifester plus de commisération à l’égard
de ses semblables.
Le philosophe français Yves Michaud confirmera en 1998 lors de ses
recherches sur la question de la violence sociale : «Une grande partie de la
violence que ressentent les habitants des zones urbaines tient aujourd’hui aux
atteintes à la
propriété, au vandalisme quotidien, aux incivilités qui gâchent la vie
(insultes, menaces, bruits, petits larcins, mendicité agressive)». En effet, ce
sont les petites rivières qui font les grandes crues. Les peccadilles
d’aujourd’hui feront forcément le lit de la barbarie de demain. Le philosophe
Yves Michaud parlait en 1998 d’incivilités et de larcins. Mais en 2010, lors
des violences urbaines de Villeneuve (Grenoble), on se met à tirer sur les
forces de l’ordre, détruire les abribus, les tramways et à brûler les voitures.
En 2012, la guerre des gangs à Marseille présente un assez triste bilan : 7
meurtres en cinq mois et une jeunesse qui, jadis cantonnée aux «incivilités»,
se retrouve aujourd’hui à faire la loi avec des kalachnikovs.
Le sociologue de la délinquance Sébastien Roché estime qu’il existe une
forte corrélation entre les phénomènes perceptuels et la réalité délictueuse :
«En fait, incivilité, sentiment d’insécurité et violence sont liés. Plus
d’incivilité, c’est plus de sentiment d’insécurité, plus de défiance à l’égard
des institutions et, à terme, plus de délinquance.» Prenons les choses à
rebours. En effet, plus l’Etat est démissionnaire, plus le sentiment
d’insécurité sera grandissant et plus cette impunité transformera ces petites
frappes en grands caïds. Les forces de l’ordre public, puisque c’est ainsi
qu’on les appelle, contraintes à se dépouiller subrepticement de leur pouvoir
de répression et de maintien de l’ordre qui faisait jadis leur gloire et leur
raison d’être, se retrouvent désormais réduites, à leur corps défendant, à
jouer aux «arbitres» et aux «réconciliateurs» entre des puissances déchaînées.
La police ordinaire ne possède plus ni les ressorts psychologiques ni les
atouts physiques et logistiques nécessaires pour endiguer cette violence
exponentielle et inédite dans l’histoire et pour neutraliser et mater ces
meutes. Quant aux forces antiémeutes, il me semble qu’elles furent à l’origine
conçues, de par leur attirail, à livrer bataille contre des éléments qui
évoluent assez lentement et dans des espaces «gérables» sur le plan
topographique et tactique. Leur configuration quasi-militaire ne leur permet
guère de s’adonner à toutes ces acrobaties urbaines dans lesquelles excellent
ces électrons libres que sont ces cohortes de l’enfer.
Les formations de combat de nos centurions ont du mal à virevolter, tournoyer
et se mouvoir avec la même rapidité diabolique dont font preuve avec brio ces
hordes criminelles très dynamiques et insaisissables.
Dans l’état actuel des choses, il faudrait sérieusement penser à repenser la
nature et la structure de la représentation/incarnation de cette puissance
étatique qui, sur le terrain, serait amenée à s’imposer et à imposer la force
de l’Etat. Le citoyen a l’impression de se faufiler dans une jungle.
Les policiers sont tournés en ridicule, malmenés, peu nombreux,
circonspects, intimidés, voire éberlués. C’est déjà miraculeux s’ils arrivent à
préserver leurs uniformes et leurs armes. Partout dans le monde, c’est le même
constat qui se profile. La police n’est plus en mesure de nettoyer ces écuries
d’Augias, tâche insurmontable pour laquelle elle n’a jusqu’à présent pas été
reformatée. Cette vision onirique du policier, du gardien de la paix, du
garde-champêtre débonnaires, assurés de leur autorité et qui déambulaient
fiers, coquets, inspirant respect et crainte uniquement par l’uniforme qu’ils
arboraient avec assurance, fait désormais partie de toutes ces images d’Epinal,
ces reliques ou gravures symboliques que l’on retrouve sur des timbres-postes,
des cartes- postales ou des lithographies et dont le seul effet est de
susciter en nous quelques réminiscences et nostalgie doucereuses.
Le cas de l’Algérie est spécifique eu égard à la proportion de sa jeunesse,
sachant surtout que nous sommes en train de parler d’une jeunesse qui a réprimé
en elle, à tort ou à raison, toutes les rancœurs et tous les ressentiments
possibles. Il ne s’agira donc plus pour nos autorités de penser circonscrire
cette jeunesse imprévisible et potentiellement dangereuse dans des ghettos
semblables à ceux des Etats-Unis (le Bronx, Harlem, le Queens, Highland Park…),
de France (les banlieues parisiennes, lyonnaises et marseillaises), ou
carrément d’abandonner et de capituler face à de nouvelles zones extra
étatiques telles les favelas de Rio (Brésil), ou des villes comme Ciudad Juarez
et Tijuana (Mexique).
Il ne s’agit pas également de rêver à un type nouveau de réaménagement
urbain où l’on pourrait rêver d’un monde partagé en zones, celle de l’opulence
(nantis et privilégiés) et celle de la paupérisation endémique (exclus et
damnés). La colonisation de notre territoire par les autochtones a été faite de
manière si chaotique que l’on aura du mal à confiner ces lépreux incontrôlables
dans des zones périphériques ou suburbaines comme celles du film Banlieue 13.
L’extrême proximité topographique qu’il y a entre deux castes fondamentalement
différentes (les nantis et les exclus), voire leur indécente cohabitation dans
le même espace, compromet sérieusement une paix sociale pérenne. (Hydra face à
Diar-Echems, Club des Pins et ses gourbis avoisinants, Haï Dallas face au
bidonville El Kerrouche…)
Bref ! On ne trouvera nulle part chez nous un Neuilly algérien qui n’ait pas
en face de lui un bivouac du type des minguettes lyonnaises, prêt à phagocyter
ces rupins de malheur. C’est un exemple édifiant de ces «contraires» qui
flirtent au son des trompettes de l’apocalypse. Un mariage explosif et
nihiliste de la matière et de l’antimatière. Avec toute la bonne volonté du
monde, et à dessein d’avoir une paix durable, on ne peut transformer tous les
Algériens en millionnaires. On ne peut non plus se mettre à leur tirer dessus
ou à les embastiller, car les conjonctures actuelles ne s’y prêtent pas, on
vient tout juste de sortir d’une décade de barbarie et il faut s’estimer
heureux que ce maudit printemps arabe nous ait épargnés. Il ne nous reste donc
que la troisième solution : la théorie du chaos. Il faut laisser les Algériens
se bouffer entre eux, cet exutoire national permettra à toute cette énergie
négative que recèle le peuple algérien de se déverser dans le même réceptacle :
la société, et de tourner en boucle dans la rue. Il s’agit de «dépénaliser»
tacitement tout ce qui est informel, manifester moins de rigueur à l’égard de
la contrebande, du trafic des stupéfiants, de la prostitution.
Bref, lâcher la bride à toutes les activités illicites qui se sont
substituées au ministère de l’Emploi et de la Solidarité par leur capacité à
entretenir des milliers de familles et à créer des réseaux de solidarité et des
liens sociaux très solides. Pour l’Etat, et en ces temps qui courent, la seule
sécurité qui mérite que l’on utilise la violence sans parcimonie ou scrupules,
c’est bien celle de l’Etat et non celle de la société comme si les deux étaient
facilement dissociables sans risque certain de déboucher sur des aléas fort
fâcheux pour tout le monde. Mais l’Etat est conscient que s’il y a une chose
qui caractérise ces criminels, c’est bien leur lâcheté. Imitant les modèles de
la violence terroriste, ils se contentent de pratiquer leurs exactions à
«l’horizontale», c’est-à-dire s’en prendre à leurs semblables, aux victimes qui
sont à proximité de leurs coups scélérats et vils (vieillards, femmes, jeunes
filles et tous les autres gogos qui n’ont pas encore réalisé que le pays
appartient désormais au crime.) Les priorités sécuritaires
stratégiques sont revues à la baisse. La sécurité de l’Etat est alors réajustée
pour se cristalliser enfin sur des cibles névralgiques (les institutions de
l’Etat, les biens de la ploutocratie et ce pétrole qui nous permet de survivre
et empêche notre extinction).
«La violence urbaine s’observe dans la plupart des sociétés modernes.
Cependant, les manifestations comme les causes de cette violence varient d’une
société à l’autre», dira la politologue et spécialiste en violence urbaine S.
Body-Gendrot pour mettre en garde ceux qui seraient tentés en France de
faire des parallèles entre la violence ou la guerre des gangs propre aux
Etats-Unis et un ras-le-bol exprimé par une population d’émigrés marginalisée,
exclue et paupérisée et dont la violence n’est assez souvent orientée que vers
les symboles d’un Etat insouciant à leurs malheurs.
S’il est vrai que les causes varient d’une société à l’autre, on peut dire
qu’en Algérie, la violence est fondamentalement alimentée par deux facteurs :
la perte de confiance dans les institutions (chose que l’on a pu remarquer dans
les démocraties occidentales), et le mépris que les citoyens ont développé à
l’égard d’institutions corrompues qui ont généré un long règne d’iniquités
multiples et des disparités sociales ignominieuses.
Néanmoins, chez nous, chose plus grave encore, le citoyen ne se contente pas
uniquement de brûler et de saccager les biens ou les objets ayant un rapport
avec les institutions, mais bien plus encore, chose inconcevable, il s’arroge
une forme de souveraineté qui lui confère un certain droit de
s’approprier par la violence un du qu’il estime lui revenir (trottoirs, places
et jardins publics, plages, abords des marchés, économie informelle,
constructions illicites…). On feint souvent d’ignorer que ce qu’il tente de
s’approprier n’est en définitive que le bien de l’Etat et surtout du peuple. A
moins que ces espaces publics, ce vaste domaine, ne relève plus des biens de
l’Etat. Il serait également très prudent de ne pas avoir recours à ce que le
criminologue français Xavier Raufer nomme «la culture de l’excuse», cet alibi fumeux
qui consiste à tolérer cette anomie perverse sous prétexte que ce sont les
défaillances et les démissions de l’Etat qui ont produit cette sous-humanité.
Ainsi, cette dette à leur égard absoudra leurs forfaits et dépénalisera pour
un temps leurs activités illégales. Néanmoins, le black-out ou le stand-by de
l’Etat est motivé par deux mobiles assez tenaces. Chez nous, l’excuse est
double et plus contraignante : en plus d’une victimisation reconnue par tous
(Etat et exclus), la chute des dictatures arabes et l’extrême fragilité des
pouvoirs en place constituent un second motif d’atermoiement et de laxisme.
J’ai évoqué au début de cet article cette terrible dichotomie entre «l’Etat de
nature» et «l’Etat de droit».Jean Jacques Rousseau trouvait le vocabulaire de
Thomas Hobbes quelque peu alarmiste et inapproprié lorsque cet Anglais parlait
de «guerre de chacun contre chacun». Quatre siècles plus tard, les politiques
réutilisent les mêmes concepts et phraséologie va-t-en guerre.
En Amérique latine, les politiciens considèrent que c’est désormais «une
guerre» avec ses moyens appropriés que l’Etat aura à mener contre une
criminalité génocidaire. En 2010, suite aux graves violences urbaines
survenues dans le quartier populaire de la Villeneuve (Grenoble), l’ex-président
français, Nicholas Sarkozy dira : «C’est une guerre que nous avons décidé
d’engager contre les délinquants et les trafiquants.» Une fois que l’on a eu la
lucidité et le courage d’utiliser pour ces fléaux sociaux la seule «sémantique
politique et juridique» qui vaille, les pouvoirs publics seront sommés
d’engager les mesures qui correspondent. En Amérique latine, on a déjà commencé
à impliquer l’armée dans la lutte contre la criminalité et les cartels de la
drogue. Ne pas crier au loup ne fera pas pour autant disparaître ou amoindrir
la menace.
Les gangs de Marseille et de Paris commencent, n’en déplaise à certains
spécialistes, à reproduire sur le sol français les mêmes canevas criminels que
l’on croyait spécifiques aux Etats-Unis ou aux pays d’Amérique latine (guerre
de gangs et de cartels, assassinats, blanchiment d’argent, contrebande
d’armes, collusion avec le terrorisme…).
Certains politiciens envisagent le recours à l’armée ; cela viendra un jour.
Cette violence multiforme et exponentielle ainsi que cette criminalité qui
ravagent notre pays et auxquelles nous restons inattentifs, calés dans nos
fauteuils et soucieux de nos personnes insignifiantes dans l’espoir que cette
peste ne décimera que la tourbe, finiront tôt ou tard par se muer, devenir plus
élaborées, structurées, complexes. Le fléau sera inextricable si on persiste à
user de stratégies aussi dérisoires et hypocrites que celles qui ont
cours en ce
moment.
Références :
*Georges Burdeau, L’Etat, édition du Seuil, 1970
*Thomas Hobbes, Leviathan (1-651), trad. F. Tricaud, éd. Sirey, 1971
*Jean Jacques Rousseau, Le contrat social, éd. Flammarion ,2006
*Max Weber, Le Savant et le Politique, traduit par Julien Freund, Paris, Plon,
1963
*Yves Michaud, La violence. Une question de normes, sciences humaines, décembre
1998
*Sébastien Roche, Le sentiment d’insécurité. Paris. Presses iniversitaires de
France. 1993
*Sophie Body-Gendrot «L’insécurité. Un enjeu majeur pour les villes», Sciences
Humaines n° 89, décembre 1998.
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