Dans les allées du jardin public de Laghouat, communément appelé Jardin
Beylek, une splendide oasis verte aux grands arbres plantureux nichée
en plein centre-ville, les gens viennent volontiers trouver refuge à
l’ombre de ses immenses feuillages.
Parmi eux un homme de 68 ans, grand échalas au corps ascétique, la
moustache fine et d’un naturel élégant. Il est là du matin au soir.
Depuis le 9 juillet dernier, il y passe, oui, la majeure partie de son
temps au point de se lier d’amitié avec Abdelkader, le paysagiste
autodidacte qui a eu le mérite de faire de «J’nane el Baylek» assurément
l’un des plus beaux jardins du pays. L’homme en question s’appelle
Baali Habirèche. Et tout le monde l’appelle ammi Ali. Vêtu de la même
tenue, un t-shirt bleu et un vieux jean, M. Habirèche est réduit à une
condition de SDF après avoir connu un train de vie plutôt faste. Un
comble pour un hébergeur de métier. Un coup il dort au pied du mausolée
de Sidi Abdelkader qui trône dans la vieille Casbah de Laghouat ; un
coup il crèche sur un bout de carton dans un coin de la gare routière.
Sa femme et ses enfants se sont dénichés un squat dans la médina en
ruine, une maison abandonnée où une pauvre femme a eu la bienveillance
de les accueillir. Comment ammi Ali s’est-il retrouvé à la rue avec sa
famille ? A quel diable a-t-il bien pu tirer la queue pour subir un tel
sort ? Le moins que l’on puisse dire est que son histoire est édifiante à
plus d’un titre tant elle concentre tous les travers de la gouvernance
locale.
«J’étais à mon 7e mois de grossesse»
Pour faire simple et ne pas se perdre en circonvolutions narratives,
disons en gros que c’est l’histoire d’un hôtelier qui a pris en gérance
un motel abandonné près de Hassi R’mel, au lieudit Tilghemt. Entré en
conflit avec l’APC, propriétaire du bien, un feuilleton judiciaire
commencé il y a plus de dix ans finit par contraindre l’hôtelier à céder
son commerce. Sauf que, comme on le verra, les choses ne sont pas aussi
simples et la procédure d’expulsion n’est pas exempte de tout reproche.
Il suffit de savoir que l’exécution a été effectuée alors que Mme
Habirèche était enceinte et que la famille logeait dans une aile de
l’hôtel. Le coup de force a provoqué dans la foulée l’expulsion du bébé.
«J’étais à mon septième mois de grossesse et j’ai fait une fausse
couche», nous confie Mme Habirèche en sanglots. Mais reprenons
l’affaire depuis le début. D’abord un mot sur le parcours de notre
homme. Personnage haut en couleurs, cultivé, polyglotte, d’une gouaille
et d’une verve exceptionnelles, Baali Habirèche est pour ainsi dire né
hôtelier : «Je suis symboliquement né dans un hôtel puisque quand je
suis venu au monde, mon père possédait déjà un hôtel, le Beauséjour.»
C’était à Skikda, ville où ammi Ali a vu le jour un certain 5 novembre
1946. «Je suis Mozabite. Je préfère dire plutôt ibadite. Je suis
originaire de Ghardaïa. Mais ma famille s’est installée très tôt à
Skikda. Mon grand-père y était vers 1913», raconte-t-il. Après
l’indépendance, le jeune Baali devient foreur à la Compagnie française
du pétrole. A la nationalisation des hydrocarbures, il intègre
naturellement Sonatrach. Après quelques années passées à forer les puits
de pétrole de Hassi Messaoud et autre Gassi Touil, il finit par quitter
Sonatrach. Il décide alors de revenir à ses premières amours :
l’hôtellerie. «En 1979, j’ai pris en gérance l’hôtel Royal de Skikda»,
reprend-il. En s’engageant dans ce créneau, M. Habirèche découvre de
plein fouet le monde cruel de la corruption, de la bureaucratie, des
petits trafics entre amis et autres magouilles des notabilités adossées à
l’administration. La pression des potentats locaux l’oblige à mettre
les voiles. «Je ne pouvais plus lutter» soupire-t-il.
Un motel fermé pour crime
Il fonce plein sud au volant de sa 504 GL, déterminé à quitter le pays à
destination de l’Afrique continentale. «J’avais un ami qui m’avait
proposé de venir travailler au Congo-Brazaville. Comme je parle allemand
et hollandais (en plus de l’anglais, de l’italien, entre autres, ndlr),
je me suis dit que je n’aurais pas de mal à trouver du travail.» Lors
de sa traversée du désert (au propre et au figuré) et en parcourant la
RN1, M. Habirèche fait une halte devant un relais routier situé au
PK495, en plein no man’s land saharien, quelque part entre Laghouat et
Ghardaïa. Il tombe amoureux du coin. Renseignement pris, il s’avère que
l’établissement en question, un motel construit en pierre de taille,
était fermé depuis trois ou quatre années. «Il y avait eu un meurtre
dans cet hôtel, depuis, il était fermé», indique ammi Ali. Nous avons
visité le relais en question. Actuellement sous le coup d’une fermeture
judiciaire, il est protégé par un simple grillage. Le motel est bordé
par une école de construction récente. Quelques maisons de campagne
meublent le paysage. Sur l’autre rive se dresse une caserne militaire
et, au loin, on peut apercevoir la centrale hybride de Tilghemt, la
première du genre. M. Habirèche montre d’emblée un vif intérêt pour ce
motel saharien d’une dizaine de chambres perdu au milieu du désert, à
quelques 500 km d’Alger et à 26 km de Hassi R’mel.
Ammi Ali prend aussitôt attache avec la wilaya et lui fait part de son
ardent désir de prendre l’établissement en gérance. Un avis
d’adjudication est lancé dans la foulée par voie de presse. Baali
Habirèche remporte l’adjudication haut la main. Notre globe-trotter
prend ainsi un nouveau départ. Il se rend assez vite à l’évidence que sa
nouvelle vie n’est pas aussi paisible que le paysage qui l’entoure. M.
Habirèche use d’une métaphore très imagée pour résumer son calvaire :
«Tu es en plein désert. Il n’y a pas âme qui vive. Tu sors une poignée
de dattes, une nuée de mouches se rue aussitôt sur toi. C’est un peu
cela, mon histoire.» Et d’ajouter, plus explicite : «L’emplacement de
l’hôtel, au bord d’une route fréquentée, ajouté au fait que ce soit
l’unique établissement hôtelier de la région, a très vite suscité toutes
les convoitises.» Ce qui mine M. Habirèche, c’est que c’est lui qui a
redonné vie à un lieu qui était totalement en déshérence, et voilà qu’il
se voit éjecté comme un malpropre. «C’est moi qui ai régularisé la
situation de cet hôtel. Avant, il n’avait ni origine de propriété, ni
registre de commerce, ni même un livre d’hôtel. C’est moi qui ai tout
fait», peste-t-il. «A l’origine, il a été construit par la DNC/ANP en
1973 pour héberger ses travailleurs. Quand elle a fini ses chantiers, la
DNC en a fait donation à l’APC de Hassi R’mel mais sans papiers»,
explique-t-il.
Un interminable bras de fer judiciaire
Baali Habirèche réussit tant bien que mal à lancer son affaire : un
hôtel, un restaurant, un café et un bar. Des activités qu’il exerce,
insiste-t-il, dans la légalité la plus parfaite en exhibant une copie de
son registre de commerce (référence : A/89/763 établi le 15 avril
1989). Le bail est signé avec l’APC de Hassi R’mel le 1er avril 1989.
Ses premiers vrais clients sont des expat’ italiens. Quand le pays
s’enlise dans la violence, la wilaya de Laghouat est l’une des plus
touchées par le terrorisme. M. Habirèche aura son lot de frayeurs.
D’ailleurs, il se considère comme un miraculé. Eté 1994 : l’hôtel
connaît une grave détérioration de son réseau d’assainissement. Les
toilettes et les douches sont bouchées. Une équipe de l’APC engage une
intervention lourde qui ne fera qu’empirer les choses.
«Contractuellement, c’est au bailleur de faire les travaux de gros
œuvre», indique l’exploitant en ajoutant que l’APC «a abandonné les
travaux faute de budget». Cette intervention ratée aura des conséquences
fatales sur la bonne marche de l’établissement. C’est simple : de
juillet 1994 à ce jour, la partie hébergement du relais routier est
restée inopérante.
Le 22 août 1996, Baali Habirèche ouvre les hostilités en engageant une
action en justice à l’encontre de l’APC des suites du préjudice subi. Le
26 mars 1997, le tribunal de Laghouat désigne un expert pour faire un
état des lieux et évaluer les dédommagements. L’APC riposte en lançant
une procédure d’expulsion du gérant. La commune de Hassi R’mel estime
que le bail de location a pris automatiquement fin au 31 mars 1998. Ce
que nie l’exploitant : «Je n’ai jamais reçu de notification quant à
l’intention de l’APC de mettre fin au bail. Donc la reconduction tacite
du bail était toujours la règle.» En fin connaisseur des arcanes du
droit, M. Habirèche convoque un autre argument. Document à l’appui, il
cite un extrait du PV de délibération de l’APC de Hassi R’mel (document
n°03/99 du 18 septembre 1999) en vertu duquel la commune s’est désistée
de son bien et le soumettait à privatisation. «Moi, dès le début, ce qui
m’intéressait, c’était l’acquisition de l’hôtel et c’est ce qui était
annoncé dans l’avis d’adjudication où il est clairement dit : «il est
possible de céder ultérieurement l’établissement conformément à la
réglementation en vigueur». A partir du moment où l’établissement était
devenu cessible, il avait un droit de préemption sur l’hôtel,
insiste-t-il : «Les dispositions de la loi de finances 2001 (articles 40
et 41) stipulent clairement que les demandes présentées avant le
31/12/2000 étaient recevables. Or, dès le 5 juin 1989, j’avais présenté
une demande d’achat du motel.»
Le 30 juin 2002, une procédure d’expulsion est lancée avant d’être
suspendue en raison d’un différend sur l’indemnité d’éviction. Le 28
mars 2005, la justice désigne un expert pour évaluer le bien et
déterminer le montant de cette indemnité. L’expert l’évalue à 20 000 DA,
ce qui fait sourire M. Habirèche : «Le jugement prononcé stipule que le
propriétaire du fonds de commerce doit bénéficier d’une indemnité
conséquente à un établissement du même type et de la même valeur. Et on
me donne 20 000 DA ! Est-ce que vous connaissez un hôtel à 2 millions de
centimes ?»
Le 8 mars 2008, un autre expert est nommé. Signe particulier : l’expert
en question est aveugle ! Une infirmité qui contraint la justice à
diligenter une nouvelle expertise. Dans l’intervalle, la Cour suprême
tranche en faveur de l’APC. La mesure d’expulsion devient exécutoire.
L’hôtelier réussit encore à gagner du temps. Mais le 9 juillet 2012, un
huissier de justice de Laghouat finit par exécuter la sentence en
recourant à la force publique. M. Habirèche aurait pu stopper la
procédure car, estime-t-il, «l’huissier aurait du tenir compte du fait
qu’il y avait une nouvelle expertise en cours».
«Les bijoux de ma femme et une somme de 2,5 milliards confisqués»
Si l’ensemble du conflit qui oppose l’APC de Hassi R’mel à M. Habirèche
prête à des appréciations diverses, la procédure d’exécution de
l’expulsion appelle quelques clarifications que nous aurions souhaité
entendre de la bouche de l’huissier.
Malheureusement, nos tentatives d’entrer en contact avec lui ont été
vaines. Sans doute le plus grave dans l’affaire est le maintien de
l’expulsion sachant que la co-gérante de l’établissement était enceinte.
Madame Habirèche se trouvait d’ailleurs dans un cabinet d’obstétrique
au moment du débarquement de l’huissier, accompagné de gendarmes de
Laghouat. Peu après, il y a eu la fausse couche. Pour M. Habirèche, il
ne fait aucun doute que «c’est le choc émotionnel qui a provoqué la
fausse couche». Selon lui, «l’huissier était au courant. Il a appelé en
personne le procureur et lui a dit je ne peux pas le sortir, sa femme
est enceinte. Elle m’a montré le livret de grossesse». M. Habirèche
ajoute que «le chef de brigade (de Hassi R’mel) a parlé aussi au
procureur et lui a dit : ‘Mme Dalila est enceinte. On ne peut pas
intervenir, s’il lui arrive quelque chose, rahi t’bassina’».
Autre fait avéré : la confusion entre l’expulsion du bien et la saisie
des affaires personnelles du gérant et de sa famille qui logeaient au
sein même de l’hôtel. Les Habirèche ont vu, en effet, tous leurs biens
qui se trouvaient dans l’établissement séquestrés. Officiellement, ils
seraient soigneusement conservés au parc communal. M. Habirèche, lui,
soutient mordicus qu’elles sont toujours à l’hôtel. Ce dernier est censé
être placé sous la surveillance de deux gardiens. A notre passage, ils
n’y étaient pas. Aujourd’hui, M. Habirèche et sa famille n’ont pas même
de quoi se changer. «Je peux comprendre qu’ils me chassent de l’hôtel.
Mais pourquoi confisquer mes biens ? Nous sommes sortis une main devant
une main derrière. Ces vêtements que je porte, je les ai achetés à la
friperie. Je suis obligé de les laver à la fontaine publique. Nos
papiers, nos meubles, nos économies, les clés de ma voiture, tout est à
l’hôtel. Et on n’a pas le droit d’y accéder», se plaint M. Habirèche. Il
affirme dans la foulée que des objets précieux sont au nombre des
effets confisqués : «Dans le lot, il y a les bijoux de ma femme ainsi
qu’une forte somme d’argent d’une valeur de 2,5 milliards de centimes
destinés à financer mes projets d’investissement. Il y a aussi les
affaires scolaires de nos enfants qui sont bloqués sachant que c’est la
rentrée des classes.»
Baali Habirèche ajoute que «l’expulsion aurait dû se faire en présence
de témoins assermentés», précisant que «l’huissier est tenu de me
restituer mes biens au bout de 48 heures». «Or, depuis le 9 juillet,
nous ignorons totalement ce qu’il est advenu de nos affaires. L’huissier
m’a dit qu’il n’avait pas de camion. Je lui ai répondu que j’étais prêt
à louer des camions à ma charge pour les récupérer.» Et de s’écrier
«Mais bon sang, je ne suis pas propriétaire du Hilton ou d’El Aurassi !
Je gère juste un petit hôtel minable en plein désert. Alors, si j’étais
Djillali Mehri qui a des projets avec la chaîne Accor, qu’est-ce qu’ils
m’auraient fait ! La seule chose que je désire maintenant, c’est de
récupérer mes biens et quitter cette wilaya qui ne m’a jamais accepté,
moi qui suis resté un éternel ‘barrani’ !»
L’huissier Yahia Bellakhdar, par la voix de sa secrétaire : «Je n’ai fait qu’exécuter une décision de justice»
Nous nous sommes rendus par deux fois au cabinet de l’huissier Yahia
Bellakhdar, à Laghouat, qui a eu à exécuter la procédure d’expulsion de
l’hôtelier Baali Habirèche, afin de recueillir sa version des faits. En
outre, nous avons tenté à maintes reprises de le joindre sur son
portable. En vain.
Sa secrétaire nous dira : «L’huissier a essayé de vous rappeler mais
vous étiez injoignable», avant de nous faire cette réponse : «Quoi qu’il
en soit, il vous dit qu’il n’a fait qu’exécuter une décision de
justice, et que cette affaire concerne exclusivement M. Habirèche et
l’APC de Hassi R’mel. Il n’a rien à voir là-dedans.»
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