Le 27 février 2012, WikiLeaks a commencé à publier 5 millions de
courriels – appelées les Global Intelligence Files, ou Stratfor Files –
de la firme états-unienne Stratfor, qui a fourni des
renseignements à des entreprises privées ainsi qu’au gouvernement US.
Plusieurs des courriels s’intéressent à une personnalité peu connue par
les médias, le général
Mohamed Mediène –
aussi connu sous le nom de Toufik – qui est pourtant un
acteur-clé de la vie politique algérienne. Chef des puissants
services secrets algériens, Mediène est l’une des personnalités
publiques les plus discrètes d’Algérie: il n’y a que deux photos
officielles de lui, et durant les cérémonies officielles les caméras
évitent systématiquement son visage. Toutefois, Mediène est considéré
être la main de fer du pouvoir, contrôlant les
militaires et l’intelligentsia. Stratfor a fait très attention à son
rôle et en particulier celui qu’il a eu dans le mouvement contestataire
mineur qui
avait décollé pendant le Printemps Arabe, ainsi qu’à sa
relation avec le président algérien,
Abdelaziz Bouteflika.
Comment Stratfor a
pisté Mediène et le Printemps Arabe
Le 9 février 1992, peu après le commencement de la guerre civile en
décembre 1991, un état d’urgence a été décrété en Algérie, qui
suspendit beaucoup de libertés civiles pour
les citoyens pendant les deux décennies qui ont suivi. Bien
que l’état d’urgence interdise aux gens de manifester, l’Algérie vit
le début d’un Printemps Arabe « léger » à la fin de décembre 2010, avec
des manifestations contre l’augmentation du
prix des biens de première nécessité et le problème du chômage..
Stratfor resta très attentif à ce mouvement, bien qu’
il n’y eut jamais plus de 3000 manifestants
rassemblés dans les rues. Avec la guerre civile de 1990 à
l’esprit, le gouvernement fut prompt à réagir: l’état d’urgence fut
abrogé le 25 février 2011 comme une concession aux manifestants,
et des mesures sociales, telles qu’un prêt à taux zéro pour les
étudiants, furent instaurées. Dans le même temps, toutes les
manifestations furent déclarées illégales et Bouteflika mobilisa les
forces de police en masse pour les empêcher de se propager. En dépit
de ces actions du gouvernement, des grèves réclamant davantage de
mesures sociales furent poursuivies jusqu’en juin 2011.
Au-delà du mouvement lui-même, qui n’a jamais atteint l’étendue des
manifestations vues en Tunisie, en Égypte et plus tard en Libye, ce qui
intéressait Stratfor était comment cela devenait encore
matière à conflit entre le président Bouteflika et le patron des
services secrets, Mediène. Celui-ci était en fait soupçonné de
participer à l’instigation de manifestations pour déstabiliser le
régime, comme l’organisateur principal du mouvement était Saeed Sadi,
un activiste Berbère et ami de Mediène.
En février 2011, Stratfor a envoyé un «
guide du renseignement »
à son équipe d’analystes. Le
courriel soulevait une série de questions spécifiques au sujet de
l’état actuel de pays dont Israël, la Chine, l’Iran et l’Irak, ainsi que
des thèmes à portée internationale, tels que
l’approvisionnement en nourriture. Il était donc demandé aux
analystes de prendre en compte ces éléments lors de leurs enquêtes et
publications de rapports. L’Égypte était le souci principal,
mais l’Algérie était néanmoins surveillée avec attention. Nate
Hughes, qui a envoyé le courriel, a rappelé aux analystes que « la
situation en Algérie requiert une grande attention. »
Hughes a décrit comment les manifestations pouvaient être utilisés à des
fins politiques par le pouvoir perpétuellement divisé: « les troubles
civils pourraient être exploités par des membres
de l’élite au pouvoir. Spécifiquement, nous gardons un œil sur les
motivations du chef du renseignement militaire le général Toufik
Mediène, qui semble êtreenferré dans une bataille de succession
avec le président. » Les analystes furent aussi instruits de
« surveiller étroitement la taille et l’étendue des manifestations en
même temps que la bataille interne du régime, »
puisque les troubles civils et le conflit entre Mediène et le
président Bouteflika pouvait être « inter-connecté ». De plus, alors que
l’attention était sur la demande aux analystes de
Stratfor de définir le pouvoir de Mediène, Hughes a aussi demandé
toutes informations concernant l’identité des meneurs des
manifestations.
Un autre courriel de février 2011 témoigne d’
un intérêt pour la santé de Mediène.
Le courriel affirme que
Mediène connaissait de sérieux problèmes de santé et encourait
certainement un décès imminent.. Les sources ont également suggéré que
le vrai conflit au sein de l’élite dirigeante n’était pas
entre Mediène et le président Bouteflika, mais entre Mediène et le
frère de Bouteflika Saeed. Décrit comme la personnalité omnipotente du
régime, il est dit de Saeed qu’il attend la mort de
Mediène pour acquérir davantage de pouvoir.
Ici encore, le lien entre les manifestations et les élites en conflit
est souligné. La source a affirmé que Saeed Bouteflika avait convaincu
les syndicats de se dissocier des mouvements de
contestation. Cette action devait être perçue comme une victoire,
démontrant ainsi la part que Mediène avait pu prendre dans l’incitation
aux manifestations.
L’utilisation des médias pour l’assistance de leurs clients, le travail des analystes de Stratfor
Les clients de Stratfor ont aussi exprimé leur intérêt pour la situation
en Algérie pour leurs propres buts. Le 22 février, Reva Bhalla a
envoyé un courriel s’enquérant de la situation à Oran et des risques
potentiels pour un client en relation avec l’armée algérienne.
« Un client envisage d’envoyer un employé dans la zone à l’extérieur de
la ville pour faire du travail pour le compte de l’armée algérienne et
souhaiterait avoir une escorte militaire. Y
a-t-il un fort sentiment anti-militaire/régime comme nous en avons
vu en Libye avec du personnel militaire se faisant attaquer et même
tuer? Le fait d’être affilié à l’armée en ce moment
augmente-t-il le niveau de menace de quelque façon? »
Alors que la réponse fournie par les analystes était que la situation
était suffisamment sécurisée, du fait que les manifestations avaient été
plutôt contenues et concentrées sur la fin de l’état
d’urgence, la conversation se tourna à nouveau vers le rôle ambigu
joué par Mediène, avec un salarié de l’équipe demandant: « Y a-t-il une
possibilité que certains éléments de l’armée, y
compris ceux travaillant dans des escortes telles qu’utiliserait le
client, s’alignent avec Mediène et faire quelque chose pour mettre en
danger la sécurité du client? »
Le travail de Stratfor à garder la trace de Mediène nous aide aussi à
comprendre la façon dont travaille la firme de renseignements. En effet,
une bonne part de leur travail s’appuie sur ce qu’ils
lisent dans les médias locaux et nationaux, ainsi que le démontre
ce courriel.
des articles du magazine en ligne Tout Sur l’Algérie y sont utilisés
pour
confirmer le récit ébauché par les analystes de Stratfor. En se
basant sur ces articles, ils donnent aussi le conseil de surveiller
Mouloud Hamrouche et Ali Benflis, deux politiciens que le
journal avait déclaré être des successeurs potentiels de
Bouteflika.
Un autre courriel mentionne aussi que les liens entre le meneur des manifestations Saeed Sadi et
Mediène ont initialement été révélés par des câbles de WikiLeaks.
Mediène et Bouteflika, les ennemis mourants qui règnent sur l’Algérie
La
relation entre Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, et Mediène, chef du
Département du Renseignement et de la Sécurité (aussi connu comme le
DRS) depuis 1990, a en fait été cruciale dans l’analyse
de la vie politique algérienne.
Dans un rapport publié par Stratfor de
février 2011,
Mediène est décrit comme un personnage dont le soutien est essentiel
pour réussir au sein de l’élite algérienne, bien qu’il soit maintenant
trop vieux pour devenir président.
Selon les analystes de Stratfor, Bouteflika a conforté sa légitimité en
réduisant les forces armées en politique et en offrant l’amnistie à
nombre de radicaux islamistes. Mediène détient sa
légitimité de son rôle-clé dans la lutte contre la menace islamiste,
alors que ses liens avec AQMI (al Qaïda au Maghreb Islamique) demeurent
malgré tout obscurs.
Le même rapport décrit la relation entre les deux hommes comme plus
agitée que jamais durant les dix-huit mois qui ont précédé le Printemps
Arabe, alors que tous deux commençaient à songer à leur
succession. Saeed Bouteflika, le frère du président, se voit comme
successeur potentiel de Mediène, d’où la suggestion évoquée par des
sources que le réel conflit se situe entre ces deux
hommes. Mediène a tenté de réaffirmer sa position en « punissant » le
camp Bouteflika: un certain nombre de membres éminents du régime,
proches du président et de son frère, ont
donc été accusés de corruption et le ministre de l’énergie, Chekib
Khelil, a été forcé de démissionner. Le rapport suggère encore qu’alors
que les discussions de succession ont maintenant été mises
de côté, le meurtre du chef de la police Ali Tounsi en février 2010
fut encore un autre signe du conflit non-résolu de succession.
Ces accusations de corruption sont, selon Jeremy Keenan, professeur
d’anthropologie à la School of Oriental and African Studies de Londres,
un protocole courant des services secrets: « Le DRS
contrôle le pays, ou ce qui est maintenant mieux décrit comme un état
« mafieux », et le fait par une combinaison de ‘peur’, de ‘terreur’ et
de ‘chantage’ – financier, sexuel ou autre.
Comme Sid Ahmed Ghozali, l’ancien premier ministre, le disait
récemment, parlant peut-être par métaphore, le DRS a 2 millions
d’informateurs! Il a des dossiers et garde la trace de tout le monde,
depuis le président et le chef de l’armée jusqu’au plus vil
fonctionnaire. »
Le rôle de Mediène au cours du Printemps Arabe
La plupart des courriels concernant Mediène remontent au temps du
Printemps Arabe, alors que les analystes de Stratfor s’attendaient à une
explosion potentielle du mécontentement citoyen. Pourtant,
ils ont relevé qu’alors que les manifestations en Égypte et en Tunisie
s’attaquaient au thème global de la justice sociale, celles d’Algérie
se focalisaient sur la levée de l’état d’urgence qui
avait été en place depuis 1992. Les analystes
insistent sur les motivations politiques derrière le mouvement.
L’un
des meneurs en était effectivement Saeed Sadi, un activiste berbère
de la Coordination Nationale pour le Changement et la Démocratie et de
la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme, un ami de
Mediène, qui est aussi un Berbère et bénéficie du
soutien de sa communauté.
Mais Bouteflika est sorti grand gagnant des mouvements de
manifestations: en accédant aux demandes des manifestants il est apparu
comme un dirigeant plutôt démocratique ouvert au compromis. En même
temps il a réduit l’influence du DRS emmené par Mediène. En effet,
l’état d’urgence avait permis aux services secrets de contrôler la
société algérienne: les citoyens pouvaient être placés en
détention provisoire à volonté et les forces militaires étaient
utilisées par les autorités civiles. Les analystes suggèrent donc qu’en
mettant fin à l’état d’urgence, Bouteflika se protégeait
lui-même de Mediène autant que les citoyens algériens.
Les analystes de Stratfor rappellent également que, dans sa déclaration
annonçant la fin de l’état d’urgence, Bouteflika avait annoncé que le
contre-terrorisme et la contre-subversion ne seraient
plus sous la responsabilité conjointe de l’Armée Nationale du Peuple
(ANP, contrôlée par Bouteflika) et le Département du renseignement et de
la Sécurité (DRS) et tomberaient désormais sous la
seule responsabilité de l’ANP.
La publication des courriels de Stratfor sur Mediène constituent
l’exposé le plus approfondi sur les élites algériennes à ce jour, comme
le chef des services secrets a toujours compté sur le
secret, se donnant du mal pour prévenir toute couverture médiatique de
ses activités. Stratfor fournit donc une description à jour et fiable
du conflit entre Bouteflika et Mediène et leur combat
pour affirmer leurs successeurs. Ils fournissent aussi une nouvelle
perspective de laquelle voir le Printemps Arabe comme une opportunité
pour Mediène et pour Bouteflika de réorganiser la structure
du pouvoir à la tête du pays.
ODH Tizi-Ouzou
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