Vendredi 16 aout 2013
Si les massacres du Caire douchent l’optimisme,
enterrer les Printemps arabes serait une erreur : une ère nouvelle a
bien été ouverte.
Massacre sans précédent en Egypte,
voiture-suicide
près de Beyrouth, assassinats ciblés en Libye et en Tunisie,
100 000 morts dans la guerre civile en Syrie... La liste est incomplète,
mais donne une idée des drames que traverse une bonne partie du monde
arabe, un peu plus de trois ans après ce qui fut justement surnommé le
Printemps arabe.
La référence explicite dans le choix de cette appellation avait été le
Printemps des peuples
de cette année fatidique 1848 à travers l’Europe, qui avait vu des
soulèvements populaires, des barricades, des révolutions, réprimés dans
le sang mais dont l’impact fut décisif sur l’évolution des systèmes
politiques et des nations du continent.
Le Printemps de 1848 n’avait pas débouché du jour au lendemain sur la
démocratie parfaite. Au contraire, en France, la révolution de
1848 s’achève dans le sang et les divisions.
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| amartine devant l’Hôtel de Ville de Paris le 25 février 1848 refuse le
drapeau rouge, par Henri Félix Emmanuel Philippoteaux (via Wikipédia) |
Il fallait être d’un optimisme sans failles pour croire que le
Printemps arabe de 2011 permettrait de passer sans écueils de la
dictature à une démocratie pluraliste et tolérante comme les pays en
question n’en ont jamais connue. Plusieurs décennies d’autoritarisme
abêtissant laissent des traces durables.
Le cimetière des analyses
Depuis le premier jour, le monde arabe défie les prédictions et les
analyses des meilleurs experts, et fait exploser les illusions ou les
effets d’optique de l’instant :
- Il y a eu la vague des blogueurs qui ont donné l’illusion qu’il suffisait de tweeter pour faire tomber les dictatures ;
- Il y a eu la contagion de la Tunisie à l’Egypte, avec le même
succès, qui a fait penser que d’autres pays suivraient avec autant de
facilité ;
- Il y a eu l’analyse un peu rapide selon laquelle l’absence des
islamistes du déclenchement des soulèvements les priverait d’influence
ou même de succès ;
- Il y a eu l’illusion « BHLienne » du coup de pouce sans douleur aux
« démocrates » libyens, pour se retrouver avec une déstabilisation
générale, sensible jusqu’au Mali ;
- Il y a eu le cliché maintes fois répété selon lequel l’« hiver islamiste » succédait désormais au « printemps démocratique » ;
- Il y a aujourd’hui le risque de croire que tout ça n’aura été qu’un
interlude entre deux périodes de dictature, que deux ans et demi et
beaucoup d’agitation plus tard, les peuples arabes n’auront réussi qu’à
changer la photo du despote de l’heure.
L’échec de ces prophéties devrait inciter à la prudence
analytique, et à penser que rien, décidément, n’est écrit d’avance dans
ces événements d’ampleur historique qui traversent l’ensemble d’une zone
géopolitique-clé.
Plusieurs fractures
Ce qui est certain, c’est que l’onde de choc partie d’une obscure
bourgade tunisienne, Sidi Bouzid, a réveillé une région que l’on pouvait
croire condamnée à l’immobilisme politique.
Mais en même temps, elle a réveillé ou exacerbé des lignes de
fractures colossales, qui produisent aujourd’hui les drames auxquels
nous assistons impuissants.
- La fracture sociale et culturelle à l’intérieur
des sociétés arabes, comme le montrent à l’évidence les impasses
politiques de Tunisie et d’Egypte, et l’impossible dialogue
traditionnalistes/modernistes. Entre une partie de la population
éduquée, connectée, qui aspire au changement, et des sociétés restées
très conservatrices, la rupture est consommée là où un compromis serait
nécessaire.
- La fracture chiite-sunnite, évidemment pas nouvelle (la guerre Iran-Irak des années 80
pour ne pas remonter au VIIe siècle), est centrale dans le conflit en
cours en Syrie ou dans les événements de Bahreïn ou du Liban, et plus
généralement dans la lecture des événements de nombreux Arabes.
- La rivalité Qatar-Arabie saoudite est
aussi l’un des éléments importants en toile de fond de nombreuses
situations, qu’il s’agisse du soutien à telle ou telle faction en Syrie,
ou aux pouvoirs successifs en Egypte.
Les Occidentaux en retard d’une crise
Depuis deux ans et demi, il est un acteur qui court derrière les événements sans grand impact : les Occidentaux.
Ils ont été pris par surprise alors qu’ils pensaient eux-aussi que
les dictateurs étaient inamovibles (souvenez-vous d’Assad sur les
Champs-Elysées ou des efforts de Nicolas Sarkozy pour faire de Moubarak
et Ben Ali les parrains de son éphémère Union pour la Méditerranée), et
sont toujours en retard d’une crise.
Les hésitations françaises, initialement en flèche pour aider
l’opposition syrienne sans trop savoir désormais comment le faire, en
sont le révélateur cruel.
Dernier piégé par l’imprévisibilité et la rapidité des événements, John Kerry, le Secrétaire d’Etat américain,
qui a salué
le renversement de Mohamed Morsi par l’armée comme un « rétablissement
de la démocratie », pour mieux devoir aujourd’hui condamner le massacre
commis par les mêmes militaires dans les rues égyptiennes.
Les éditoriaux de la presse américaine qualifient ouvertement
l’administration Obama de « complice » de la tuerie insensée de cette
semaine, une tâche de sang sur le bilan diplomatique déjà passablement
contestable du prix Nobel de la paix avant l’heure.
Une étape dans la quête de modèle
Le risque d’un rétablissement autoritaire dans la région n’est pas à
exclure, pas plus qu’une victoire relative de Bachar el-Assad n’est pas
impossible.
Mais tout comme l’écrasement du Printemps des peuples de 1848 en
Europe n’a pas marqué la fin de l’histoire, les heures sombres que
traverse le monde arabe ne marquent qu’une étape dans l’ère nouvelle
ouverte depuis 2011.
Une étape de plus dans la quête d’un modèle de développement
politique, culturel, identitaire et social, qui agite le monde arabe
depuis des décennies, et qui est encore loin d’avoir abouti.
Pour l’heure, au-delà des souffrances et des morts,
les images
du Caire sont tragiques car elles renvoient les islamistes dans l’idée
que la démocratie n’est pas faite pour eux, elles placent les libéraux
dans une cruelle contradiction aux allures de piège, et elles
transforment durablement les « arbitres » militaires en nouveaux
bourreaux.
Tous les ingrédients de l’échec, voire pire si rien n’est fait pour stopper l’engrenage de la guerre civile, sont là.
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| Des pro-Morsi manifestent au Caire, le 16 août 2013, avant les heurts avec les forces de l’ordre (Hassan Ammar/AP/SIPA) |
Rue89
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