Vendredi 06 septembre 2013
Ce court entretien avec Tahar Djaout
a été réalisé par M. Salah Oudahar, au cours d’un échange improvisé,
lors d’une visite amicale qu’il lui rendit dans son bureau à
l’hebdomadaire Algérie-Actualités, en novembre 1989, peu après la disparition de Kateb Yacine. La revue Tafsut[1] l’a
publié, pour la première fois, en avril 1990 dans le cadre d’un hommage
à Kateb Yacine. Nous le reproduisons avec quelques modifications
formelles mineures qui se sont faites avec l’accord de M. Salah Oudahar.
Salah Oudahar : Dans
une préface à l’œuvre de Rimbaud, René Char écrivait: « En poésie, on
n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se
détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. Mais tout ce
qu’on obtient par rupture, détachement et négation, on ne l’obtient que
pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l’évadé. Le poète ne
jouit que de la liberté des autres[2]. » Cela pourrait s’appliquer, à mon sens, à Kateb Yacine. Qu’est-ce que tu en penses ?

Tahar Djaout : Oui,
je partage ton point de vue. Dans la citation que tu fais de René Char,
certains mots s’appliquent parfaitement à Kateb Yacine. Par exemple,
cette destruction du temps qui me semble l’un des pivots de son œuvre,
notamment de Nedjma[3] qui
vagabonde dans la durée, allant de Mai 1945 jusqu’aux cavaliers
numides. C’est aussi le cas dans son travail théâtral intitulé La guerre de 2000 ans. Je
crois que la destruction du temps pour retrouver une certaine intégrité
identitaire et culturelle est l’une des constantes de l’œuvre de Kateb
Yacine. Dans cette citation, d’autres mots lui conviennent aussi :
« rupture », « prison », « évadé », « libre »… À mon sens, l’itinéraire
de Kateb Yacine est un itinéraire de liberté. La prison n’a jamais pu se
refermer sur lui réellement et intégralement. On sait qu’il a fait de
la prison à l’âge de seize ans après les événements du 8 Mai 45, mais je
crois que par ses vagabondages, par son souci de détruire les murs,
Kateb Yacine est resté un éternel évadé.
Salah Oudahar : Il
serait illusoire de prétendre restituer au cours d’un entretien
l’envergure de l’homme et de l’œuvre sans compter le fait que Kateb
Yacine est réputé, sans doute à tort, être un poète difficile d’accès,
voire, pour certains, hermétique. En Algérie, il est surtout connu pour
son action théâtrale d’expression populaire et ses engagements
militants, mais l’œuvre publiée, l’œuvre fondatrice, reste pour de
multiples raisons assez méconnue du grand public…
Tahar Djaout : La
vie de Kateb Yacine avait quelque chose à la fois de grandiose et de
dramatique. S’il est devenu une sorte de conscience nationale, c’est
parce qu’il a pris des positions très courageuses sur des problèmes
épineux comme les revendications culturelles berbères, la place de la
femme dans la société, la menace intégriste… Et effectivement ce genre
de renommée occulte quelque peu l’homme littéraire dont tu dis qu’il est
connu du public surtout pour son théâtre de langue populaire et, ça
aussi, ça diminue la portée de Kateb Yacine qui, pour moi, est d’abord
l’auteur de Nedjma, puis d’un certain nombre de pièces écrites en français comme par exemple Le Cadavre encerclé. Les
pièces dont je parle sont d’une force métaphorique terrible qu’on ne
retrouve pas dans ses pièces suivantes. Même ses dernières œuvres
écrites et publiées en français comme L’Homme aux sandales de caoutchouc[4] me paraissent très faibles comparées à la puissance poétique du Cadavre encerclé[5].
Salah Oudahar : Ce
qui me semble aussi capital, puissant, déterminant, dans la vie et
l’œuvre de Kateb Yacine, c’est cette insubordination foncière et
souveraine à la fatalité des être et des choses, la quête de l’absolu ;
c’est cette soif sauvage et inextinguible de fondre la parole dans
l’acte, le verbe dans l’action et de porter la subversion aussi bien
dans l’œuvre et l’écriture que dans la vie quotidienne. En cela, il me
semble que Kateb Yacine est un poète d’une race singulière qui porte la
notion de poésie à un niveau de sincérité, de vérité et d’engagement
incomparables…
Tahar Djaout : En
effet et comme tu l’affirmes, Kateb Yacine est de cette race de poètes
comme un siècle en produit peu. Je me souviens que lui-même parlant de
la famille Amrouche dans une préface à Histoire de ma vie de
Fadhma N’Ath Mansour Amrouche disait d’elle – je cite de mémoire –,
qu’elle est de la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand[6].
Je crois que Kateb Yacine fait bien partie de cette tribu, c’est-à-dire
de la tribu de la poésie fulgurante, de la tribu de la fugue, de la
révolte et des excès aussi. Par ailleurs, il a provoqué une grande
révolution littéraire avec Nedjma et ensuite, surtout après être
rentré en Algérie dans les années 70, il a provoqué une autre révolution
par sa vie, par son refus de se conformer à certains dogmes, par sa
volonté de détruire tout conformisme, d’être ce grain de sable dans la
machine des récupérations. Donc il a continué à porter la révolte dans
la vie quotidienne. Malheureusement pour nous, à partir du moment où
Kateb Yacine a porté la révolte dans la vie, on n’a pas eu une œuvre
littéraire valant Nedjma, c’est-à-dire que l’œuvre littéraire
s’est un peu arrêtée pour que l’homme de parole, l’homme d’action prenne
le relais du poète.
Salah Oudahar : Kateb
Yacine s’est fait le porte-voix des pauvres, des exclus, des
laissés-pour-compte, des travailleurs, des femmes, des Berbères privés
de leur identité et de leur langue…, il n’a jamais cessé de dénoncer les
rapaces, les repus, les menteurs, les bigots et les faux-dévots…
Tahar Djaout : Il
me semble que Kateb Yacine portait un amour très profond, presque
déchirant, à l’Algérie. La manière dont il a essayé de reconstituer la
mythologie littéraire et identitaire dans Nedjma est une preuve
de recherche quasi-éperdue d’un équilibre pour ce pays qu’il aimait
tant. Comme beaucoup, Kateb a été déçu par ce qui a suivi l’indépendance
parce que, après 1962, nous avons vu la confiscation des idéaux de la
libération par ceux-là mêmes qui n’ont jamais fait la révolution, en
l’occurrence la tendance des oulémas. Nous avons donc un arabo-islamisme
jacobin qui a supplanté tout le soubassement identitaire très riche que
l’auteur restitue dans Nedjma. Kateb a pris conscience que ce
pays profond ne peut vivre coupé de ses racines généreuses que sont sa
berbérité et ses femmes. C’est pour ça qu’il a combattu contre tous les
excès, contre tous les enfermements, contre toutes les bigoteries et les
mains-mises.
Salah Oudahar : Comme
bon nombre de poètes et d’artistes authentique, Kateb Yacine était
l’homme des paradoxes parfois déconcertants. Je pense par exemple à ses
positions idéologiques prononcées par rapport au stalinisme alors que
son œuvre est toute faite de liberté, de jeunesse, d’amour et de
transgression. Comment expliquerais-tu ça ?
Tahar Djaout : Je
pense que s’il est un mot qui peut caractériser le parcours de Kateb
Yacine, c’est bien celui de « liberté ». Tu parles de son adhésion au
stalinisme, j’ai eu l’occasion de discuter de ce sujet avec lui : Kateb
Yacine était, pour ainsi dire, un communiste sauvage. L’idéal communiste
représentait pour lui quelque chose de très fort. Il avait cru en cette
idéologie toute sa vie et ses entêtements pour le stalinisme font
partie de cette personnalité provocatrice. Je crois que Kateb est
tellement créateur qu’il ne peut être inféodé à un parti quelconque.
D’ailleurs, c’était un communiste qui n’a jamais été structuré. En fait,
il n’avait pas que de la sympathie pour les apparatchiks du
communisme quel que soit leur camp. Je crois qu’il était avant tout un
créateur de liberté et effectivement l’idéal communiste, cet idéal
populaire de libération et d’égalité, l’a fasciné au départ. C’est
indéniable.
Salah Oudahar : Cela
nous amène à aborder un autre thème, plus général, celui de
l’intellectuel, de l’écrivain et du pouvoir, de tous les pouvoirs. À ce
sujet, Kateb ne se méfiait-il pas d’un certain type d’intellectuels et
d’écrivains, ceux qu’il appelait les « petits bourgeois » ?
Tahar Djaout : Il
n’a jamais été tendre avec le pouvoir, pas plus qu’avec les
intellectuels. Son rapport avec le pouvoir était clair. Dans les années
soixante, Kateb était déjà très célèbre et aurait pu être récupéré, mais
aucun pouvoir, ni celui de l’argent, ni celui de la politique, n’a pu
l’embrigader ou le faire renoncer à sa liberté.
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Diplômé de sciences politiques, Salah Oudahar a enseigné à l’Université
de Tizi-Ouzou, avant de quitter l’Algérie en 1992 pour s’établir à
Strasbourg. Il mène et développe depuis un travail à la lisière de la
recherche, de la création artistique et de l’action culturelle sur les
thèmes de la diversité, de la mémoire, de l’histoire, notamment
coloniales, postcoloniales et de l’immigration.
Il est Directeur
artistique du Festival Strasbourg-Méditerranée et Président de la
Compagnie de théâtre et de danse Mémoires Vives. |
C’est un
homme qui a eu des écrits très violents et très iconoclastes sur les
décideurs. Il s’est inscrit dans la rupture avec tous les pouvoirs.
Alors que certains intellectuels sont devenus, après l’indépendance, des
fonctionnaires, certains ont même déposé leur candidature à la
députation et ont occupé des postes très importants ; d’autres, comme
Kateb Yacine et Mouloud Mammeri, ont eu la grandeur d’esprit de prendre
toutes les distances possibles à l’égard du pouvoir. Par exemple, dans
les années soixante, il a publié un texte intitulé « La grande
Gandourie » où il s’attaque à tout ce qui fige le pouvoir et, en même
temps, la société – notamment l’arrivisme et l’aspect théocratique.
Salah Oudahar : L’année 1989 a été particulièrement tragique pour l’Algérie créatrice. Nous avons perdu de grandes figures de l’esprit[7] au moment où c’est l’idée même de culture, de liberté qui se retrouve menacée. Qu’en dis-tu ?
Tahar Djaout : Ce
qu’on peut affirmer de Kateb Yacine, c’est qu’il a été quelqu’un qui
n’a jamais eu peur de s’attaquer aux tabous aussi forts et aussi ancrés
soient-ils puisque la société algérienne se construit sur un certain
nombre de tabous et d’ambiguïtés. Nous savons que pendant longtemps, il
nous a été interdit de parler de certaines choses. Kateb a eu le courage
de le faire, de s’attaquer à des tabous qui faisaient trembler tout le
monde, en l’occurrence le panarabisme et l’islamisme. Notre précédent
président [Houari Boumediene, ndlr] nous a légué certains mots qui font
encore frémir les gens, comme le mot « irréversibilité[8] »,
faisant vivre l’Algérie sans qu’elle le veuille dans un certain nombre
d’irréversibilités. La position de Kateb Yacine par rapport à ces
« irréversibilités » et à l’arabo-islamisme était très courageuse car
elle le menaçait d’une grande solitude.
Pendant
qu’il avait la grandeur de s’attaquer à ces tabous, tous les
intellectuels algériens, même de gauche, avaient peur de se montrer
moins arabes que les autres et, aujourd’hui encore, moins musulmans que
les autres. Contrairement à eux, Kateb Yacine croyait en certains idéaux
qui pourraient aider à l’épanouissement de l’Algérie.
[1] Des étudiants et enseignants de l’Université de Tizi-Ouzou, militants de la cause berbère, ont fondé la revue Tafsut
(Le printemps) en 1981 dans le prolongement du mouvement du Printemps
berbère d’avril 1980. L’hommage à Kateb Yacine est le dernier numéro de
cette publication.
[2] Arthur Rimbaud, Œuvres, texte établi et présenté par René Char, Paris, Le Club Français du Livre, vol. 15, 1957.
[3] Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Points, 1996 (1956 pour la 1ère édition).
[4] Kateb Yacine, L’Homme aux sandales de caoutchouc, Paris, Editions du Seuil, 1970.
[5] Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé dans Le Cercle des représailles, Paris, Editions du Seuil, 1959.
[6] « Le
livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne,
la nôtre, devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière,
exposée à tous les courants et cependant irréductible, où s’affrontent
sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et
le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le
Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de
Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et de
Saint Augustin… » dans Fadhma Ath Mansour Amrouche, Histoire de ma vie, préfaces de Vincent Monteil et de Kateb Yacine, Paris, éd. La Découverte, 1979, p. 14.
[7] Décès de Kateb Yacine, quelques mois après Mouloud Mammeri.
[8] Houari Boumediene qualifiait toutes ses décisions de « sacrées » et les disait par conséquent « irréversibles ».
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