J’avais aussi souligné que ces enquêteurs semblaient bridés, car ils ne
s’intéressaient alors qu’aux seconds couteaux que sont les managers de
Sonatrach, alors que les grosses affaires de corruption sont menées et
couvertes par la très haute hiérarchie du pouvoir. Je leur avais
également suggéré de s’intéresser tout particulièrement aux cas de ces
enfants de très hauts responsables, qui réalisaient depuis l’étranger de
grosses affaires grâce au coup de pouce du papa occupant de hautes
fonctions dans l’appareil économique algérien. J’ai, plus tard en
décembre 2012 et en février 2013, publié deux autres lettres ouvertes,
l’une aux enquêteurs et une seconde à leur patron, le général de corps
d’armée, Mohamed Tewfik Mediène, dans lesquelles j’ai fourni plus de
détails sur les ventes de pétrole ; j’y avais également mentionné ces
«Intouchables» du régime algérien, parmi lesquels on retrouve des
ministres, des militaires de très haut rang, des hommes d’affaires
véreux qui évoluent dans la coupole du pouvoir et «les membres d’une
certaine fratrie».
Il aura fallu attendre trois années et demie, alors même que toutes ces
pistes étaient bonnes, avant que la justice algérienne semble
finalement se résoudre à se pencher plus sérieusement sur les affaires
Saipem, SNC-Lavalin, Orascom et décide de lancer un mandat d’arrêt
international contre Chakib Khelil, son épouse et ses enfants. On ne
peut bien entendu que féliciter les magistrats qui ont permis ce
résultat. Pas ceux du parquet d’Alger, mais ceux de Milan, sans lesquels
nous aurions pu attendre encore longtemps avant que leurs collègues
algériens n’avancent d’un iota dans la recherche de la vérité dans ces
dossiers. L’affaire Khalifa, derrière laquelle il n’y avait pas de
magistrats étrangers, est édifiante à cet égard. Durant ces trois années
et demie, les principaux inculpés se sont évanouis dans la nature pour
certains, ou ont été exfiltrés d’Algérie «sur ordre venu d’en haut» pour
d’autres. Quant à la quatrième piste, celle relative aux ventes de
pétrole, faudra-t-il attendre de nombreuses autres années avant que la
justice de notre pays ne s’y intéresse et ne mette la main sur les
véritables parrains d’une mafia qui a enveloppé de ses tentacules, non
seulement les hydrocarbures, mais aussi de nombreux autres secteurs de
l’économie nationale ? Une toute petite lueur d’espoir a cependant
commencé à poindre à l’horizon.
Des articles parus dans la presse mentionnant des ventes au noir de
quelques cargaisons de pétrole constituent, en effet, des tentatives
encourageantes de recherche de la vérité. De même, le fait que certains
journalistes aient cité le nom de Saïd Bouteflika, qu’ils considèrent
être, pour ce qui est de la rapine opérée sur la manne pétrolière
algérienne, le digne successeur du Cardinal, le général Larbi Belkheir,
indique une bonne connaissance des hommes et des mœurs du sérail de la
part de ces journalistes. Je ne peux, pour ma part, que les encourager à
poursuivre leurs investigations dans ces deux directions, car ils ont
commencé à approcher du cœur de la bête immonde.
Ce sont là deux excellentes pistes qu’ils doivent creuser encore et
encore avant d’arriver à la zone chaude. Ils sont pour l’instant dans le
tiède, car ces quelques ventes au noir ne constituent qu’une partie
infime des détournements opérés dans la commercialisation du pétrole et
du gaz durant les deux dernières décennies et Saïd Bouteflika n’est que
l’un des parrains du système mafieux algérien.
C’est pourquoi je dirais à ces journalistes et à d’autres également,
intéressez-vous aussi au clan d’en face. Regardez du côté de certains
généraux-majors, regardez du côté du DRS : vous y découvrirez d’autres
parrains tout aussi puissants.
Quant à la justice, elle semble avoir allumé une toute petite lumière,
une lumière de bougie pour le moment, en évoquant une affaire
«Sonatrach 3» portant sur l’activité de la filiale anglaise de
Sonatrach. J’espère que ce dossier ne sera pas enterré avant même d’être
ouvert, car ce qu’ont découvert ou entraperçu les magistrats n’est que
le bout d’un long écheveau qui les mènera vers des marais nauséabonds
dans lesquels baignent de très gros poissons algériens et étrangers. Il
est là le véritable «Sonatrachgate». Ce long délai de trois ans et demi
nous a confirmé à nous Algériens ce que nous savions déjà, à savoir que
notre justice était aux ordres des puissants du régime, mais a aussi
démontré aux pays auxquels on a demandé l’extradition de Chakib Khelil
que l’on ne souhaitait surtout pas qu’ils donnent une suite positive à
cette demande.
Les Etats-Unis en particulier. Comment voulez-vous qu’ils extradent un
individu, que le pays qui en demande aujourd’hui avec désinvolture
l’extradition, a laissé filer il y a peu de temps avec une telle
facilité, alors même que de très sérieuses charges pesaient déjà sur lui
? Les Américains savent que les affirmations de la justice algérienne,
selon lesquelles elle n’a pas jugé utile de l’empêcher de quitter le
territoire national car elle n’avait rien à lui reprocher à cette date,
sont du pipeau. Ils font certainement plus confiance aux magistrats
italiens qui, eux, n’ont pas tergiversé, ont fait leur métier
correctement et ont apporté sur un plateau à leurs collègues algériens
ce qu’ils recherchaient depuis janvier 2010.
Ils ont bien compris que ces derniers ne voulaient tout simplement pas
révéler la vérité, à savoir qu’un proche du Président était englué
jusqu’au cou dans un scandale de corruption sans précédent. Et que ce
scandale ne s’arrêterait pas au niveau de Khelil.
Ils savent que si ce dernier venait à vider son sac, c’est toute la
coupole du pouvoir actuel qui serait éclaboussée par les affaires de
corruption qu’il dévoilerait. Ils savent aussi qu’il révélerait alors
comment des membres de cette coupole ont collaboré avec les services
secrets US et avec le lobby militaro-industriel américain. Par ailleurs,
les Américains connaissent parfaitement les liens d’amitié
qu’entretenait Chakib Khelil avec Abdelaziz Bouteflika, depuis Oujda où
ils ont grandi ensemble. Ils connaissent également les liens qu’il a
tissés durant les 15 dernières années avec certains haut gradés de
l’armée algérienne, auxquels il a permis de renforcer leur pouvoir et de
s’enrichir en les laissant téter les mamelles de Sonatrach. C’est parce
qu’ils savent que c’est grâce à ce réseau de connivences du citoyen
américain et ex-ministre de l’Energie algérien, que leur pays a pu
obtenir d’énormes avantages financiers et politiques en Algérie, qu’ils
ne souhaiteraient pas voir s’ouvrir la boîte de Pandore.
Comment voulez-vous que les Etats-Unis extradent Chakib Khelil, lui qui
a permis à Halliburton de réaliser plusieurs milliards de dollars de
chiffre d’affaires par l’intermédiaire de sa filiale Brown and Root,
associée à Sonatrach dans BRC ? Des milliards de dollars qui ont aussi
profité aux corrupteurs et aux corrompus des deux bords. Comment
voulez-vous que les Etats-Unis extradent leur ressortissant dont
l’action a fait que BRC, une entreprise d’engineering pétrolier, ait
passé commande de mallettes de commandement destinées aux officiers
supérieurs de l’armée algérienne ? Des mallettes qui ont permis à leurs
services de renseignement, qui y ont placé les moyens de captage
adéquats, de pénétrer au cœur de l’ANP et de découvrir ses données les
plus secrètes ? Souvenons-nous comment, une fois le scandale révélé, le
directeur général de BRC – encore un sous-fifre, comme d’habitude en
Algérie – a été condamné pour intelligence avec l’ennemi. Souvenons-nous
également que c’est BRC qui avait été chargée de la construction d’une
base aérienne dans l’extrême Sud algérien, mise à disposition de l’armée
américaine pour ses interventions au Sahel et au Moyen-Orient.
Comment voulez-vous que Chakib Khelil soit extradé des USA vers
l’Algérie, lui qui a ferraillé durant cinq longues années pour mettre en
place en Algérie, au travers d’une loi sur les hydrocarbures, la
doctrine de l’administration de George W. Bush en matière d’énergie ?
Une loi algérienne, établie aux Etats-Unis sous les auspices de la
Banque mondiale, par des bureaux d’études américains, qui avait pour but
ultime de faire tomber dans l’escarcelle des compagnies américaines les
réserves pétrolières algériennes et de ramener ainsi l’Algérie et tous
les pays de l’OPEP derrière elle, au système de concessions en vigueur
jusque dans les années 1960. Je suis pour ma part fier de m’être opposé à
cette loi dès ses prémices en novembre 2002 et d’avoir ainsi contribué
un tant soit peu à son rejet. Cette loi venait confirmer la profession
de foi exprimée par Abdelaziz Bouteflika, dans un article écrit de sa
propre main, publié dans le Washington Times du 22 novembre 2002.
«L’Algérie ambitionne de devenir le premier producteur de pétrole du
continent africain et d’assurer ainsi aux Etats-Unis la sécurité
énergétique supplémentaire dont ils ont besoin», y disait-il.
Ceci se passait au moment où il pensait faire ami-ami avec le président
américain afin de se débarrasser, pensait-il, de la «quinzaine de
chats» qui l’avaient installé au sommet du pouvoir algérien. N’oublions
pas que même lorsque, contraint et forcé, Abdelaziz Bouteflika a
finalement renoncé, en 2006, à son projet de mettre entre les mains de
prédateurs étrangers la source de vie des 35 millions d’Algériens, son
compère, Chakib Khelil — ce «brillant» PhD en Petroleum Engineering, mis
à disposition de l’Algérie pour y occuper les fonctions de ministre de
l’Energie, par les milieux pétroliers américains — a révisé la loi pour
laquelle il s’était tant battu et s’est arrangé pour en faire un
repoussoir pour les investisseurs étrangers. Cette nouvelle version de
la législation en matière d’hydrocarbures a aussi causé un autre dommage
collatéral : elle a permis à une compagnie pétrolière américaine,
Anadarko en l’occurrence, de gagner quelques milliards de dollars
supplémentaires sur le dos de l’Algérie et obtenir la prolongation de
ses droits sur les gisements qu’elle y exploite.
Peut-on raisonnablement penser que les Etats-Unis extraderaient vers
l’Algérie un individu dont la politique a été de satisfaire leurs
besoins en brut comme s’y était engagé Bouteflika en novembre 2002 ? A
son arrivée au ministère de l’Energie en 2000, les importations
américaines de brut algérien étaient quasiment à zéro (50 000 tonnes sur
toute l’année), avant de passer à 500 000 tonnes une année après, à 1
500 000 tonnes en 2002, pour culminer à plus de 22 millions de tonnes en
2007 et se stabiliser enfin aux alentours de 16 à 17 millions de tonnes
jusqu’en 2010. Durant cette décennie, les Etats-Unis étaient le premier
importateur de brut algérien, loin devant les autres marchés, européen
ou asiatique. Depuis le limogeage de Khelil, ces exportations ont chuté
et tournent actuellement autour de 6 à 7 millions de tonnes/an. Exporter
du pétrole principalement vers les Etats-Unis ? Oui, pourquoi pas. A
condition que cela ne se fasse pas au détriment des intérêts de
l’Algérie. C’est hélas ce qui s’est passé durant la période où Chakib
Khelil a occupé le poste de ministre.
Afin de satisfaire les demandes américaines, il a permis, voire
ordonné, l’augmentation maximum du rythme de production de certains
champs, dont celui de Hassi Messaoud. Résultat : on a sérieusement
détérioré le gisement. Selon des bilans établis par les services de
Sonatrach, la pression de fond du gisement a chuté de manière
inquiétante, entraînant une baisse importante du niveau de production
(de l’ordre de 25% entre 2000 et 2010) et une augmentation vertigineuse
de ce que l’on appelle dans le jargon pétrolier le GOR (gas to oil
ratio, ratio du gaz à l’huile). Ce ratio est l’indicateur utilisé dans
la profession pour juger de l’état d’un gisement : une augmentation
importante de ce rapport est le signe d’une mauvaise exploitation du
gisement. Tout ingénieur des pétroles sait qu’une telle augmentation
indique qu’une avancée importante du gaz est en cours dans les
entrailles de la terre et que ce gaz va piéger des quantités plus ou
moins importantes d’huile qui ne seront plus jamais récupérées. Il sait
aussi que le phénomène a été déclenché par une surexploitation du
gisement et que pour y mettre fin, l’exploitant doit diminuer
sensiblement le rythme d’extraction, voire fermer complètement certains
puits de manière à rééquilibrer les niveaux de production des
différentes zones du champ.
Ce rapport qui devrait être, tout au plus dans le cas de Hassi
Messaoud, de l’ordre de quelques centaines de mètres cubes de gaz par
mètres cubes d’huile produit, a atteint le niveau ahurissant de 11 000
m³ par m³ dans certains puits. Si l’on appliquait ce ratio à la
production totale du champ, ce serait des milliards de mètres cubes de
gaz que l’on en aurait extraits : autant dire que Hassi Messaoud se
serait transformé en champ de gaz ! Au pays de cœur de Chakib Khelil,
les Etats-Unis, jamais un tel manquement aux règles élémentaires du
métier n’aurait été permis. Les autorités locales ou fédérales en charge
de la conservation des gisements, dont la tâche est de veiller à la
préservation des réserves pétrolières du pays, auraient obligé
l’exploitant à prendre les dispositions nécessaires pour éviter une
telle dégradation du gisement, notamment fermer certains puits ou mettre
en place des méthodes de récupération qui permettraient d’éviter une
telle déperdition. Elles auraient aussi pris des mesures de rétorsion,
comme infliger à l’exploitant de très fortes amendes ou peut-être même
lui retirer temporairement ou définitivement le droit à l’exploitation
du champ. On ne s’amuse pas avec ces choses-là au pays de l’Oncle Sam :
le pétrole est une denrée trop précieuse pour laquelle on ne permet pas
une telle gabegie. Chakib Khelil sait tout cela, lui qui a passé des
années dans un bureau d’études texan dont l’une des tâches était
précisément d’effectuer ce travail de veille pour le compte de ses
clients et qui a été, dans les années 1970, chef d’un département de
Sonatrach en charge du même travail.
Malheureusement, Hassi Messaoud n’est pas le seul gisement à être dans
une telle situation de délabrement. Il en est de même pour certains
autres opérés par Sonatrach, tout comme il est fort probable que parmi
les champs opérés par des compagnies étrangères, il en est qui sont dans
le même cas. Car, comment pouvait-on interdire à des sociétés qui sont
«de passage» uniquement en Algérie, qui recherchent le profit maximum
dans le plus court laps de temps possible, d’en faire autant, si la
compagnie nationale elle-même ne prend pas soin du patrimoine de tous
les Algériens ? Il serait bon qu’un audit portant sur les conditions
d’exploitation des champs de pétrole et de gaz algériens soit entrepris
afin d’éviter d’autres catastrophes de ce genre et de comprendre
pourquoi le service chargé au sein de la compagnie nationale de faire le
gendarme – le PED (Petroleum-Engineering-Developement), autant que je
sache – a été mis sur la touche du temps de Khelil ?
Reste maintenant à éclaircir une question. Si le fait «d’assurer ainsi
aux Etats-Unis la sécurité énergétique supplémentaire dont ils ont
besoin» a permis à Abdelaziz Bouteflika d’en tirer un bénéfice
personnel, à Chakib Khelil d’obtenir du galon de la part de ses
employeurs yankees et à échapper aujourd’hui aux foudres de la justice
algérienne (si tant est que cette dernière soit décidée à lui demander
de rendre des comptes), mais aussi à certains généraux de renforcer leur
pouvoir et celui de l’outil qu’ils contrôlent, quel profit le peuple
algérien en a-t-il retiré ? Aucun. Le peuple sait peut-être que les
recettes du pays ont augmenté, mais n’a pas ressenti les retombées de ce
surplus d’argent que nos dirigeants n’ont pas utilisé pour améliorer
son sort ; ils sont allés l’investir dans des bons du Trésor américain,
renforçant ainsi, en sus de la «sécurité énergétique» des Etats-Unis,
leur «sécurité financière».
J’ai oublié de dire que les mafieux en tous genres se sont eux aussi
enrichis un peu plus, vu que cette manne supplémentaire a généré des
commissions supplémentaires. Sachant tout cela, la grande question que
l’on se pose est bien entendu la suivante : les Etats-Unis
extraderont-ils un de leurs ressortissants après les nombreux services
de la plus haute importance qu’il leur a rendus ? Peut-être faudrait-il
d’abord s’assurer, me diriez-vous, que l’Algérie a demandé son
extradition. Vous auriez raison de penser ainsi, car l’exemple de
Khalifa est encore là, présent dans l’esprit de tous et permet
effectivement d’en douter. Les Américains, donneurs de leçon en matière
de justice et de lutte anticorruption, sauront-ils se hisser au-dessus
des contingences triviales de la politique et agir conformément à la
noblesse des principes qu’ils prêchent par ailleurs ? Admettront-ils que
le préjudice causé à l’Algérie par Chakib Khelil est aussi grave que
celui d’Edward Snowden ? Ils accusent ce dernier d’intelligence avec des
puissances étrangères. N’en auraient-ils pas dit autant de Chakib
Khelil, si celui-ci avait été ministre de l’Energie aux Etats-Unis et
avait servi avec un tel dévouement les intérêts d’une puissance
étrangère au détriment des intérêts nationaux, comme il l’a fait en
Algérie ? A défaut de l’extrader, engageront-ils une procédure
judiciaire contre lui là-bas, chez eux ? Cela aussi la loi américaine le
prévoit. J’espère que nous ne devrons pas attendre plusieurs années
avant d’avoir la réponse à ces questions.
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