Jeudi 28 novembre 2013
Les frontières du Moyen-Orient sont restées officiellement inchangées depuis les évènements du Printemps Arabe (à l’exception du Soudan). Pourtant les cartes de la région en usage ne reflètent plus guère la réalité sur le terrain et sont en passe de devenir caduques.
Les bouleversements régionaux engendrés par les printemps
arabes n’ont fait qu’exacerber les identités tribales, ethniques,
communautaires et confessionnelles.
Cette situation risque de conduire de fait à un nouveau tracé des frontières établies
il y près d’un siècle par les puissances coloniales européennes
(Accords Sykes-Picot de 1916) et placées, depuis, sous le contrôle
vigilant de dirigeants arabes autocrates soucieux de les préserver en
l’état. La gouvernance dictatoriale et de main de fer qui prévalait dans les pays du Moyen-Orient a eu pour effet pervers de "souder", tout
au moins artificiellement les différentes communautés et ethnies
présentes dans ces pays et intrinsèquement hostiles les unes aux
autres. Le joug coercitif exercé par ces dictatures a permis de
donner l’illusion que ces pays formaient un état-nation uni et
homogène.
Les changements de facto de la configuration du Moyen-Orient
risquent d’entrainer dans leur sillon des changements géopolitiques de
grande ampleur qui pourraient à leur tour avoir d’énormes répercussions sur la carte des alliances entre pays, l’équilibre des forces ou encore le marché mondial de l’énergie.
La Syrie
Au cœur du Moyen-Orient, la Syrie déchirée par des combats fratricides sanglants depuis déjà plus de 2 ans, constitue la carte maitresse dans la compréhension de ces changements.
Ce pays composé d’une multitude de groupes communautaires, se retrouve divisé en 3 entités politiques (ou même plus) possédant chacune ses propres forces de sécurité comme suit :
a) Le régime de Bachar Al Assad et ses affidés alaouites
contrôlent le couloir s’étendant du sud de la Syrie en passant par
Damas, Homs et Hama, jusqu’à la rive nord de la Méditerranée.
b) Diverses factions rebelles sunnites contrôlent quant à
elles les zones nord du pays et les grandes villes comme Idlib et Dira
a–Zor. Elles se livrent jusqu’à ce jour à un combat sans merci pour
tenter de prendre le contrôle d’autres villes, notamment Alep et
Damas.
En outre, l’opposition sunnite est fragmentée en plusieurs groupes
et éléments dont certains aspirent à faire de la Syrie un pays
démocratique et libéral et d’autres, à l’instar du Front al Nosra
voudraient à contrario y instaurer un émirat islamique. Ces groupes,
dont certains sont extérieurs à la Syrie, se livrent une guerre
impitoyable.
c) Les kurdes de Syrie tentent eux aussi d’instaurer une entité autonome dans les zones qu’ils contrôlent.
Contrairement à d’autres minorités, les Kurdes de Syrie (qui comptent
près de 3 millions d’âmes vivant sur un territoire abritant la
majeure partie des réserves de pétrole du pays) ont de tous temps été
victimes de dures persécutions dans le cadre desquelles il leur était
interdit de parler leur propre langue et ont fait l’objet d’une
répression féroce.
Les milices kurdes, tirant parti du chaos sévissant en Syrie, ont
pris le contrôle de zones situées au nord-est du pays, desquelles
l’armée syrienne s’était retirée de son propre chef.
Un haut cadre de l’opposition kurde syrienne avait déclaré en 2012 que son peuple souhaitait établir une enclave autonome.
En outre le conseil national kurde (organe représentatif qui englobe la
plupart des partis kurdes) a conclu cette année un accord avec le
Conseil national syrien, selon lequel une certaine autonomie pourrait
être octroyée aux kurdes dans le futur état syrien unifié. Mais
d’ici à ce que la Syrie puisse être réunifiée, tout laisse à penser
que l’autonomie kurde s’imposera d’elle-même, comme un fait accompli.
Cependant les nombreuses divisions et dissensions existant entre les
diverses organisations kurdes (dont certaines bénéficient d’appuis
extérieurs à la Syrie), compromettent grandement leurs chances
d’accéder à l’autonomie.
L’Irak
Le modèle possible d’une autonomie kurde en Syrie s’inspire du modèle réussi de l’autonomie kurde en Irak. Bien que les kurdes continuent de participer activement à la vie politique irakienne, le Kurdistan bénéficie d’une gestion indépendante
pratiquement dans tous les domaines d’activités. Le Kurdistan possède
son propre parlement et sa force armée est dissociée des forces de
sécurité irakiennes.
Dernièrement, le Kurdistan a même commencé à conclure séparément
des contrats relatifs à la prospection et à la production de gaz et de
pétrole, avec des compagnies étrangères et ce au grand dam de Bagdad.
De fait, la zone kurde bénéficie d’une forte croissance économique et d’un niveau de sécurité très élevé par
rapport aux autres districts irakiens et les kurdes irakiens peuvent
se permettre ainsi de financer armes et entrainements à leurs
coreligionnaires syriens. Les kurdes ont beaucoup à gagner de la
désagrégation des états-nations arabes y voyant l’opportunité de
réaliser leur vieux rêve d’instaurer un état souverain indépendant.
En ce qui concerne l’Irak, une grande incertitude continue de
régner. Depuis le retrait des troupes américaines, les luttes
intercommunautaires ont redoublé de violence.
Les sunnites furieux et frustrés d’avoir été dépossédés de la
direction du pays qui selon eux leur revenait de droit, mettent à
exécution des attentats d’une violence inouïe, d’une ampleur et d’une
fréquence, sans précèdent depuis 2008. L’adjonction à leur lutte
d’éléments islamistes venant de Syrie et d’Irak ne fait qu’accroitre
les risques de dégradation de la situation en guerre civile
dévastatrice.
Ces dernières années des politiciens sunnites et chiites ont appelé à procéder à une partition du pays sur la base de critères communautaires, calqué sur le modèle kurde.
Le nationalisme est encore très vivace dans la perception de
nombreux citoyens arabes d’Irak et les mouvements séparatistes sont
encore peu actifs. Cependant l’idée du fédéralisme connait un certain succès ces
dernières années, d’autant que la constitution irakienne octroie aux
divers districts un certain degré d’auto-administration. Quatre
districts irakiens sunnites ont déjà en 2011 décidé d’amorcer un processus d’autonomisation, ce sous l’œil désapprobateur de
Bagdad.
La recrudescence des luttes intercommunautaires risque de
déboucher, à court ou moyen terme, sur une partition de facto de
l’Irak. De cette situation émergerait de fait un état sunnite et le sud de l’Irak deviendrait un état shiite sous tutelle iranienne.
La Lybie
La Libye elle aussi se trouve plongée en plein processus de désintégration et de partition.
Le soulèvement populaire, principalement dirigé contre le régime
de Kadhafi, exprimait également à l’époque, la volonté farouche
de Benghazi de s’affranchir de la prédominance du gouvernement
central de Tripoli.
Historiquement, dans les frontières de l’état libyen existent trois régions distinctes et groupes ethniques comme suit :
a) La Tripolitaine – à l’ouest du pays.
b) La Cyrénaïque à l’est de la Libye- dont la capitale Benghazi abrite la majeure partie des réserves de pétrole.
c) Le Fezzan au sud-ouest du pays.
La Cyrénaïque estime qu’à l’instar du régime de Kadhafi, le
gouvernement actuel les spolie et s’approprie la plupart des revenus
issus du pétrole alors que près de 80 % des ressources énergétiques du
pays se trouvent sur leur territoire. La Cyrénaïque a déjà procédé à sa séparation de l’état libyen, proclamant même cette année son indépendance et légiférant dans un parlement qui lui est propre.
Les cyrénaïques ont par ailleurs décidé en signe de protestation
contre la politique menée par le gouvernement libyen de bloquer les
activités de tous les champs de pétrole et de l’aéroport de Benghazi.
Des milices armées se sont emparées des trois principaux ports du pays
et de complexes pétrolifères afin d’en paralyser les activités. En
octobre 2013, un commandement des forces de sécurité cyrénaïques a été
nommé, comprenant 20,000 soldats chargés de rétablir l’ordre dans une
région souffrant d’une instabilité aigue.
La région du Fezzan au sud englobe aussi diverses identités tribales et géographiques.
Cette province, dont la culture, le caractère tribal et l’identité
sont davantage sahéliens que nord-africains, a aussi proclamé son
indépendance en septembre 2013. Le gouvernement central de Tripoli se
refuse jusqu’à ce jour de reconnaitre l’autonomie de ses différentes
provinces mais n’est guère en mesure d’imposer sa souveraineté sur
ces mêmes provinces.
Le Yémen
D’autres pays comme le Yémen ne possédant pas d’identité collective restent très vulnérables.
Dans cette perspective le Yémen a entamé en mars 2013 un dialogue national
en vue de parvenir à une entente sur un nouvel ordre politique dans le
pays. La situation sur le terrain n’a cependant point permis à Sanaa,
la capitale, de reprendre le contrôle sur toutes les régions du
pays, et d’aucuns estiment qu’il
faudrait recourir à la solution d’un état fédéral.
Certains éléments dans le sud du pays s’obstinent à vouloir procéder à une scission complète de l’état yéménite. Il faut préciser que le statut du sud Yémen constitue la principale pierre d’achoppement à la réussite du dialogue national.
Dans le nord aussi le groupe shiite rebelle des Houthis a repris le contrôle de la province de Saada, proche
de la frontière de l’Arabie Saoudite d’où ils opèrent dans le but
d’étendre leur contrôle sur les provinces voisines. Ils livrent un
combat impitoyable aux sunnites radicaux yéménites comme aux sunnites
d’origine étrangère qui sont venus leur porter main forte.
En outre, les forces de sécurité yéménites poursuivent leur
combat contre des forces d’Al-Qaida en vue de garder le contrôle sur
les provinces du sud.
Même si le dialogue national venait à réussir et que le Yémen
s’engageait dans une nouvelle voie en tant qu’état réunifié ou
fédéral, il persisterait encore sur le terrain des poches de
résistance, réfractaires au contrôle central de Sanaa.
Implications pour Israël
La désintégration des états du Moyen-Orient tout du moins à court terme ne fait qu’aggraver la situation stratégique d’Israël du fait qu’ elle induit une grande instabilité, laquelle risque de s’étendre et de contaminer d’autres pays voisins.
Terrorisme, criminalité, afflux de refugiées, prolifération et
trafic d’armes ne sont que quelques-unes des conséquences générées
par la faillite politique des pays situés dans la sphère
géostratégique d’Israël. Mais cette situation débouche également sur
la dissolution d’armées régulières qui constituaient une menace pour
Israël, offrant ainsi à l’état hébreu une chance de construire de
nouvelles alliances avec des minorités susceptibles d’accéder un jour
au pouvoir.
Conclusion
Les bouleversements enregistrés jusqu’à ce jour se sont produits
à l’intérieur des frontières reconnues, mais tout laisse penser que
cela risque de changer.
Certains pays risquent de s’effondrer suite à leur passage à un système fédéral, de partition ou d’autonomie, même consensuelles.
Il est aussi possible que des entités indépendantes se mettent en
place sans l’aval et la reconnaissance ni du pouvoir central ni de la
communauté internationale.
En outre, certains facteurs peuvent à contrario faire obstacle au
processus de dissolution de certains pays en s’ingérant dans leur vie
politique ou en faisant en sorte que ces pays reçoivent soutien et
assistance de pays étrangers ayant ont tout intérêt à maintenir la
stabilité de ces pays. Exemple nous en a été donne avec le Yémen et
l’Irak.
En règle générale la communauté internationale est hostile à tout
changement dans le tracé de frontières et à la désagrégation de pays.
Selon elle, toute entaille au status-quo existant risque de nuire
à la stabilité régionale voire internationale.
Quoiqu’il en soit, dans ce contexte de troubles régionaux, les
peuples arabes aspirent non seulement à pouvoir choisir librement leurs
dirigeants mais ils désirent aussi mettre fin à la corruption et
l’asservissement et souhaitent pouvoir choisir un encadrement politique
en adéquation avec leurs idées et leur identité.
Yoel Guzansky, Erez Striem – INSS
Traduction de l’Hébreu : BETTY HAREL
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