Jeudi 12 février 2015
Les escarmouches succèdent aux escarmouches en Asie-Pacifique. La dernière livraison de « Manière de voir »
en dresse l’inventaire, plonge dans l’histoire de la région pour en
comprendre les ressorts et analyse les motivations nationales
contemporaines. Parmi elles, la course au pétrole — qui ne concerne pas
que la mer de Chine.
Début mai 2014, l’installation de la plate-forme de forage pétrolier
HYSY-981 dans les eaux contestées de la mer de Chine méridionale a
suscité bien des spéculations sur les motivations chinoises. Aux yeux de
nombreux observateurs occidentaux, Pékin entendait ainsi démontrer
qu’il pouvait imposer son contrôle et dissuader les autres pays
convoitant ces eaux, dont le Vietnam et les Philippines, de faire valoir
leurs revendications.
Cela s’inscrit « dans
le cadre d’une série d’actions menées par les Chinois ces dernières
années pour affirmer la souveraineté du pays sur certaines parties
contestées [de la mer de Chine méridionale] »,
selon Mme Erica Downs, spécialiste de la Chine à la Brookings
Institution (Washington).
Et notamment, précise-t-elle, de la prise de
contrôle du récif de Scarborough (une pointe de terre inhabitée
revendiquée par la Chine et les Philippines) et du harcèlement répété de
navires de surveillance vietnamiens.
Pour d’autres experts,
ces actes sont l’expression légitime de l’émergence de la Chine comme
puissance régionale majeure. Alors qu’elle n’était pas en mesure
jusque-là de protéger ses territoires maritimes, elle est maintenant
suffisamment forte pour le faire, assurent-ils. Mais, si des
considérations nationalistes et géopolitiques ont indubitablement joué
un rôle essentiel dans la décision d’installer HYSY-981, il ne faut pas
sous-estimer l’intérêt plus terre à terre que cette plate-forme présente
pour la recherche de précieux gisements de pétrole et de gaz naturel.
Les besoins chinois augmentent, et les autorités répugnent à dépendre
de façon croissante de fournisseurs peu fiables en Afrique et au
Proche-Orient. Elles cherchent à se procurer une plus grande part
d’énergie à partir de sources intérieures, y compris les champs
pétrolifères maritimes des zones des mers de Chine orientale et
méridionale, censés se trouver sous leur contrôle. Elles espèrent en
monopoliser l’exploitation.
Pékin et Taïwan sur la même ligne
Jusqu’ici, ces eaux profondes ont seulement fait l’objet d’opérations
de forage limitées, si bien que l’ampleur réelle de leurs ressources en
hydrocarbures reste inconnue. L’Agence d’information sur l’énergie
(Energy Information Administration, EIA), rattachée au ministère
américain de l’énergie, estime que la mer de Chine orientale recèle
entre soixante et cent millions de barils de pétrole et entre vingt-huit
et cinquante-six milliards de mètres cubes de gaz (
1). Les experts chinois tablent sur des volumes bien supérieurs.
La Chine a considérablement investi dans le développement de
technologies de forage en eaux profondes. Cherchant à réduire sa
dépendance à l’égard des techniques étrangères, la China National
Offshore Oil Corporation a dépensé 6 milliards de yuans (plus de
830 millions d’euros) pour construire HYSY-981, première plate-forme
semi-submersible du pays. Pourvue d’un pont de la taille d’un terrain de
football et d’une tour de forage de la hauteur d’un immeuble de
quarante étages, elle peut opérer à une profondeur de trois kilomètres
sous l’eau et de douze kilomètres dans la terre (
2).
La Chine prétend que la mer de Chine méridionale fait partie à environ
90% de ses eaux territoriales, se référant à une carte publiée à
l’origine par le gouvernement nationaliste en 1947 — dite «
tracé en neuf traits
»,
car une série de neuf traits encercle la zone. Quatre autres Etats —
Brunei, Malaisie, Vietnam et Philippines — revendiquent des zones
économiques exclusives (ZEE) dans le secteur
(voir les cartes dans Manière de voir,
n° 139). Taïwan, qui se réfère à la même carte que la République populaire, revendique toute la région (
3).
En mer de Chine orientale, Pékin estime que son plateau continental
extérieur s’étend à l’est jusqu’à la fosse d’Okinawa, non loin des îles
au large du Japon. Le Japon revendique une ZEE qui s’étend jusqu’à la
ligne médiane entre les deux pays. Jusqu’ici, les deux parties avaient
respecté un accord tacite selon lequel on n’explorait pas au-delà de
cette ligne. Mais les compagnies chinoises procèdent à des forages dans
une zone immédiatement à l’ouest de la ligne médiane, et exploitent un
champ de gaz naturel qui s’étend jusqu’au territoire revendiqué par le
Japon.
Cette rivalité pour l’énergie reflète la dépendance croissante du
monde vis-à-vis du pétrole et du gaz en mer plutôt que des réserves
terrestres. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la
production de pétrole brut provenant des gisements existants, situés
pour la plupart sur terre ou dans des eaux côtières peu profondes, va
baisser de deux tiers entre 2011 et 2035.
Cette perte, précise l’AIE,
peut être compensée, mais uniquement si l’on remplace les champs actuels
par de nouveaux gisements : l’Arctique, les eaux profondes des océans
et les formations schisteuses de l’Amérique du Nord (
4).
On a beaucoup parlé de l’extraction par fracturation hydraulique du
pétrole et du gaz naturel contenus dans les schistes aux Etats-Unis.
Toutefois, des efforts bien plus importants ont été consacrés au
développement des ressources maritimes. Selon des analystes de IHS
Cambridge Energy Research Associates, éminent cabinet de consultants,
les découvertes de nouvelles réserves pétrolifères en eaux profondes
(en-deçà de quatre cents mètres) égalent le total des réserves
terrestres mises au jour entre 2005 et 2009, en dehors de l’Amérique du
Nord. Plus important encore, les réserves découvertes dans des eaux très
profondes (à plus de mille cinq cents mètres) représentent presque la
moitié des nouvelles découvertes réalisées en 2010 (
5).
Dans certains cas, les futurs champs d’exploitation se trouveront
dans des eaux appartenant à une ZEE d’un Etat, qui peut s’étendre
jusqu’à deux cents milles nautiques (trois cent soixante-dix kilomètres)
de ses côtes. Cela évitera les contentieux comme ceux des mers de Chine
orientale et méridionale. Le Brésil, par exemple, a découvert plusieurs
gisements importants dans le bassin de Santos, dans l’Atlantique sud, à
environ cent quatre-vingts kilomètres à l’est de Rio de Janeiro. Mais,
dans les secteurs les plus prometteurs, aucun Etat n’a créé de ZEE, et
les activités de forage font l’objet de controverses.
Les contentieux se produisent généralement dans des mers
semi-fermées, comme la Caspienne, la mer des Caraïbes et la
Méditerranée. Les frontières maritimes peuvent être terriblement
difficiles à établir en raison d’un littoral irrégulier et de la
présence de nombreuses îles, dont certaines voient leur propriété
contestée. En outre, la convention des Nations unies sur le droit de la
mer, qui date de 1982, contient une pléthore de dispositions sujettes à
des interprétations multiples.
Alors qu’un Etat se réclamera d’une de
ces clauses pour revendiquer une ZEE s’étendant à deux cents milles
nautiques de son littoral (comme c’est le cas du Japon en mer de Chine
orientale), un autre Etat fera valoir une disposition différente lui
permettant d’exercer le contrôle sur son plateau continental extérieur,
même si celui-ci s’étend dans la ZEE de son voisin (comme le fait la
Chine).
Bien que les Nations unies aient établi une cour spéciale pour
statuer sur les désaccords — le Tribunal international du droit de la
mer —, de nombreux Etats rechignent à en reconnaître l’autorité, et ces
contentieux piétinent. Certains ont adopté des positions inflexibles,
menaçant de recourir à la force militaire pour garder le contrôle de ce
qu’ils considèrent comme des intérêts nationaux essentiels.
Les dangers sont manifestes, comme on le voit dans le cas des eaux de
l’Atlantique sud qui entourent les îles Malouines (Falkland pour les
Britanniques), revendiquées par le Royaume-Uni et l’Argentine. Les deux
pays se sont livré en 1982 une guerre brève mais sanglante pour le
contrôle de l’archipel, guerre dans laquelle le nationalisme et la
poigne des dirigeants politiques concernés — Margaret Thatcher à Londres
et une junte militaire à Buenos Aires — ont joué un rôle moteur.
Depuis, les deux camps se sont accordés pour vivre en paix, sans que
soit résolue la question de la souveraineté.
Mais la découverte de
champs pétrolifères et gaziers dans les fonds sous-marins des Malouines a
ranimé les tensions. Londres a déclaré une ZEE de trois cent vingt-deux
kilomètres autour des îles, et autorisé des compagnies basées au
Royaume-Uni à lancer des prospections dans ce secteur.
Pour sa part,
l’Argentine affirme que son plateau continental extérieur s’étend
jusqu’aux Malouines et que ces entreprises se livrent à des forages
illégaux sur le territoire argentin. En signe de protestation, elle a
interdit aux navires britanniques qui se livrent à des activités
pétrolières en mer d’accoster dans ses ports, et menacé d’autres
représailles. En réaction, Londres a renforcé ses détachements aériens
et navals sur l’archipel.
Développer ensemble les zones contestées
Une situation encore plus dangereuse prévaut en Méditerranée
orientale, où Israël, le Liban, la Syrie, Chypre, la République turque
de Chypre du Nord ainsi que les autorités palestiniennes de Gaza
revendiquent des réserves pétrolières et gazières prometteuses. Selon le
Bureau d’études géologiques des Etats-Unis (United States Geological
Survey), le bassin levantin, qui correspond au quart le plus oriental de
la mer Méditerranée, renfermerait des réserves de gaz naturel estimées à
trois mille quatre cents milliards de mètres cubes, soit environ autant
que les réserves prouvées de l’Irak (
6).
A l’heure actuelle, Israël est le seul Etat côtier qui exploite
systématiquement ces réserves. La production a commencé en mars 2013 sur
le gisement de gaz naturel de Tamar, et Tel-Aviv prévoit d’exploiter le
champ gazier de Léviathan, beaucoup plus vaste ;
le projet a provoqué un tollé au Liban, qui revendique une partie de
ces eaux. Entre-temps, Chypre a accordé des licences à l’entreprise
américaine Noble Energy, à la française Total et à l’italienne Eni pour
mettre en place des stations de forage sur son territoire maritime, et
envisage de commencer la production dans les prochaines années. La
Turquie, soutenant en cela les Chypriotes turcs, a vivement condamné ces
décisions.
Des conflits semblables ont éclaté dans d’autres espaces maritimes
riches en ressources, dont la mer Caspienne (où l’Iran partage une
frontière maritime contestée avec l’Azerbaïdjan et le Turkménistan) et
les eaux situées au nord-est des côtes sud-américaines (où le Guyana et
le Venezuela revendiquent une même zone de forage potentiel). Dans
toutes ces querelles, un nationalisme exacerbé se conjugue à une quête
insatiable de ressources énergétiques pour déboucher sur une
détermination acharnée à l’emporter.
Au lieu de considérer ces contentieux comme un problème systémique,
exigeant une stratégie spécifique pour être résolu, les grandes
puissances ont eu tendance à prendre parti pour leurs alliés respectifs.
Ainsi, tout en prétendant rester neutre sur la question de la
souveraineté des îles Senkaku/Diaoyu, en mer de Chine orientale, le
gouvernement américain de M. Barack Obama a affirmé à maintes reprises
qu’il soutenait le Japon, qui administre ces îles, et s’est engagé à lui
venir en aide en cas d’attaque chinoise.
Cette position a été dénoncée
par Pékin comme un affront inacceptable. Elle rend plus difficile encore
de persuader les parties adverses de s’asseoir à la table des
négociations pour trouver une solution de compromis, et d’éviter ainsi
que les choses s’enveniment.
Afin de désamorcer ce danger, plusieurs
initiatives s’imposent : une explication plus précise des droits des
Etats côtiers à des ZEE en haute mer ; l’élimination des ambiguïtés soulevées par les dispositions de la convention des Nations unies sur le droit de la mer ;
un effort international concerté pour établir des instances neutres au
sein desquelles les contentieux pourraient trouver une résolution à
l’issue de négociations pacifiques.
En attendant la mise en œuvre de telles mesures, les parties engagées
dans ces rivalités devraient envisager de développer conjointement les
espaces contestés, une stratégie qui a été adoptée par la Malaisie et la
Thaïlande dans le golfe de Thaïlande, ainsi que par le Nigeria et
São-Tomé-et-Príncipe dans le golfe de Guinée. En l’absence d’efforts
allant dans ce sens, les contentieux maritimes attisés par la question
des ressources énergétiques pourraient bouleverser le XXIe siècle, comme
l’ont fait les conflits frontaliers terrestres au cours des siècles
passés.
Michael T. Klare
Professeur au Hampshire College, auteur de The Race for What’s Left : The Global Scramble for the World’s Last Resources, Metropolitan Books, New York, 2012.
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